Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
24 Avril 2025
Jean-Pierre Bacot
C’est un livre dense, mais dont la lecture sera très utile pour comprendre que le pire n’est pas advenu par hasard quant à la mort de la République de Weimar en 1933 et que s’il devait revenir, ce pire, ce serait aussi le fait d’une construction commençant par la démolition en règle de la démocratie.
Au début de cet ouvrage qui détaille les rapports de force de la politique allemande entre mars 1930 et janvier 1933, Johann Chapoutot regarde la manière dont cette histoire a été modifiée dans les manuels scolaires français, sous l’impulsion de François Furet et ses adeptes révisionnistes, ce qui conduit nombre de nos compatriotes à penser par exemple aujourd’hui qu’Hitler est arrivé au pouvoir par les élections et rend la lecture des Irresponsables, sous-titré Qui a porté Hitler au pouvoir ? encore plus nécessaire.
En réalité l’alliance des milieux économiques, des partis de droite et des médias qui étaient tombés entre leurs mains a progressivement perdu une bonne partie de son électorat, à cause de la crise économique (un tiers de chômeurs en février 1932), passant de 50 à 10% entre deux élections, ce qui créa un mouvement de panique chez des dirigeants. Ils se demandèrent dès lors comment conserver le pouvoir en étant minoritaires. Leur réponse fut d’une simplicité désarmante : se passer des institutions représentatives, à commencer par le Reichstag. Les membres de ce qui s’appelait volontiers « l’extrême centre », autrement dit les puissants, se réclamaient d’une naturalité de leur domination, leur politique devant un jour réussir, même si le réel leur opposait un démenti cinglant, autant que durable.
L’évolution vers un régime autoritaire dirigé par le vieux militaire prussien, le Generalfeldmarschall Paul von Hindenburg s’est effectuée avec la constitution de forces de répression, puis l’alliance des conservateurs avec ceux qui, pesant encore peu électoralement, possédaient des milices : les nazis du Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP), avec les sinistres SA (Sturmabteilung, Section d’assaut) et SS (Schutzstaffel, Escadron de protection).
La conversion des élites à une idéologie raciste à dominante antisémite portée par l’extrême-droite s’effectua sans difficulté et l’on en vint à désigner Adolf Hitler comme chancelier. Mais l’auteur montre un élément de continuité en soulignant qu’Alfred Hugenberg, qui fut chancelier du Reich de 1928 à 1932, doit être considéré comme le, « Führer oublié ». Idéologue, patron de presse après avoir été industriel, ce personnage auquel Chapoutot consacre tout un chapitre, aura tout fait pour préparer le terrain. Il intégra, entre autres activités, dans son trust, les actualités filmées Universum Film AG (UFA), incomparable outil de propagande.
Johann Chapoutot – Crédits : Alexandra Colombier
Si Hitler a bien été nommé chancelier, alors même que son parti était en régression électorale, grâce à l’alliance des « irresponsables », il s’est ensuite affranchi de la règle constitutionnelle.
On mesure en lisant ce livre combien tous les progressistes allemands, singulièrement les intellectuels dont beaucoup étaient Juifs, ont dû souffrir en se trouvant placés sous une menace permanente. Les membres de l’École de Francfort, particulièrement haïs des nazis car tous marqués à gauche, n’ont commencé à fuir qu’au début des années 1930. Leurs difficultés allaient d’ailleurs continuer après leur passage en France. Il est vrai que certains, Adorno en particulier, ne croyaient pas à une emprise durable des nazis sur l’Allemagne.
Johann Chapoutot, historien et germaniste averti, a dépouillé un nombre considérable de livres, d’articles académiques et de presse, de correspondances, de journaux intimes, de mémoires, et notamment le journal de Joseph Goebbels. Il en ressort que l’ascension d’Hitler et de ses sbires fut tout à fait « résistible », comme l’avait génialement noté Berthold Brecht dès 1941 dans sa pièce La résistible ascension d’Arturo Ui.
Il s’est en fait agi d’une stratégie appuyée par des économistes comme Carl Schmitt et, plus généralement, par les tenants de l’ordolibéralisme. L’arrivée des nazis au pouvoir aura relevé, souligne l’auteur, d’une somme d’irresponsabilités et de lâchetés.
Le titre Les Irresponsables reprend celui qu’avait choisi Herman Broch (1886-1951) pour son dernier roman, paru en 1961 après sa disparition, où il reprend dans une ambiance onirique un certain nombre de situations « pré-hitlériennes » d’allemands flottant dans le vague et le nébuleux.
Ce que fut la logique mortifère de ces années noires est un processus qu’il faut réapprendre à décrypter. Les élites franàçaises ont jadis trahi sur le thème « Plutôt Hitler que le Front Populaire » et il est à craindre qu’elles s’apprêtent à le faire de nouveau. L’auteur avoue s’être souvent frotté les yeux en suivant l’actualité.
L’historien a déjà publié plusieurs livres sur cet univers, notamment La loi du sang, penser et agir en nazi (2014), La révolution culturelle nazie (2017) et Libres d’obéir, Nazisme et management (2021). Il réussit ce tour de force de travailler une histoire compréhensive terriblement efficace, sans donner l’impression d’adhérer en quoi que ce soit à l’univers qu’il décrit. On suit l’évolution du drame pratiquement jour par jour.
Prenant à bras le corps en épilogue la question cruciale de la ressemblance avec la situation actuelle, l’auteur analyse les fondements de la constitution française de 1958, en montrant comment elle s’inspire du travail des juristes allemands des années 1930. Cela mériterait en soi une publicité au sens plein du terme et ne peut faire qu’augmenter la crainte d’un retour du pire.
À lire et faire lire avant qu’il ne soit trop tard, Les Irresponsables, comme les autres ouvrages de l’auteur, est publié chez Gallimard. Le livre est vendu 21 euros.