Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Julien Vercel
Cette série se compose de trois articles qui seront publiés les 20, 22 et 24 mai 2025.
Dans nos sociétés consuméristes, la nature est à la mode et fait vendre. Mais que se cache-t-il derrière cet engouement et qu’entend-on par « nature » ? L’archéologie d’un mot a permis d’aborder la tradition française de méfiance envers la nature dont il fallait s’émanciper depuis Les Lumières. Mais la visée émancipatrice initiale portée par les Lumières a été oubliée au profit d’une conception dualiste qui sépare l’être humain de la nature et aboutit à l’exploitation du monde, la hiérarchie des êtres vivants et des situations écologiques désastreuses. Mais il existe plusieurs tentatives pour remplacer le mot « nature » trop polysémique par d’autres termes.
Et soudain surgit le vivant
Les Français croient avoir trouvé le terme idéal en ayant tendance à remplacer la « nature » par le « vivant ». Et il est vrai que le vivant possède plusieurs qualités. C’est une notion organique et inclusive qui désigne ce qui nous relie plutôt que ce qui nous sépare. L’idée n’est pas forcément neuve, déjà le géographe Élisée Reclus à la fin du XIXe siècle avait mis en évidence les rapports de dépendance entre humains et non-humains (1). Le vivant met l’accent sur nos interdépendances et la combinaison, sans les opposer, entre les intérêts humains et ceux de la nature, il désigne une même communauté et permet de sortir du grand partage entre humain et non humain.
À la différence de la nature, c’est une notion qui pourrait être partagé bien au-delà du monde occidental. Avec le vivant, il ne saurait être question de « sauvage ». Le singulier englobe les espèces et les organismes mais aussi les forces et les dynamiques écologiques qui les façonnent, il échappe ainsi aux dualismes hiérarchisés.
Pour le philosophe Baptiste Morizot, plutôt qu’une catégorie scientifique, le vivant serait ainsi le concept philosophique qui nomme notre relation avec la vie sur Terre (2).
Le vivant a pourtant également des limites que la philosophe Catherine Larrère a énumérées dans un entretien accordé à la revue Sésame (3). Dans les discours publics, il peut simplement remplacer le mot « nature » en donnant l’illusion d’un changement de politique alors que, dans les faits, on continue à agir avec une conception dualiste ou encore avec le vieux concept lénifiant d’une mère-nature forcément bienveillante. Il en est de même dans les messages publicitaires des entreprises qui mobilisent le vivant pour « verdir » ou greenwasher leurs pratiques sans en changer vraiment. Quand le vivant prend une majuscule, il se charge même de mysticisme ou de tendance New Age. Une autre importante limite est sa difficulté de traduction pour distinguer « vie » et « vivant ». Par exemple en anglais, il faut obligatoirement ajouter un terme et on parlera de the living one ou de the living world. Signalons également que, dans les textes législatifs suisse écrits en trois langues, le « vivant » en français devient la « création » en allemand !
Et sur le fond, la reconnaissance de l’unité du vivant pose au moins deux questions pratiques. D’abord, cette reconnaissance implique d’être capable de mener aussi une politique globale, une politique internationale en regard de ces enjeux transnationaux. Par exemple, la Convention citoyenne pour le climat (CCC) en France proposait de sanctionner au pénal l’écocide, c’est-à-dire la destruction délibérée des milieux naturels. Mais, tout de suite, se pose une énorme difficulté : pour que la sanction soit efficace, il faudrait que l’écocide soit reconnu au niveau international et ainsi applicable aux firmes multinationales.
Ensuite, s’il y a unité du vivant, il devrait y avoir aussi unité des droits, ainsi, les éléments naturels devraient bénéficier de la personnalité juridique afin de pouvoir être défendus en justice (4). Car, devant la justice, les intérêts humains, souvent économiques, priment toujours sur les intérêts de la nature, d’un fleuve ou d’une vallée. Attribuer la personnalité juridique aux entités naturelles paraît d’autant plus faisable qu’il existe déjà des relations entre personnalités humaines, les personnes physiques, et non humaines, les personnes morales.
Reconnaître des droits à la nature
La question de la personnalité juridique des entités naturelles avait déjà été soulevée aux États-Unis en 1972, par le juriste Christopher Stone dans un article : « les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? » (5). Il a écrit cet article après qu’un juge ait affirmé, dans ce que l’on appelle une « position dissidente » - cela signifie le désaccord d’un juge par rapport à ses collègues dans un jugement collectif -, que les entités naturelles pouvaient devenir des sujets de droit. Le jugement avait débouté une association qui voulait sauver les séquoias de la Mineral King Valley de Californie en s’opposant au projet de station de ski de la firme Walt Disney.
Ce début de XXIe siècle voit la question de la personnalité juridique des entités naturelles se concrétiser, surtout grâce à l’action de populations autochtones développant un lien avec la nature. En 2008, l’Équateur fait de « Pachamama », la terre mère, un sujet de droit dans sa constitution. En 2016, la Colombie fait de même avec son fleuve Atrato et en 2017, la Nouvelle-Zélande avec son fleuve Whanganui.
Ces reconnaissances de personnalité juridique posent plusieurs questions : pourquoi ne pas commencer par simplement appliquer les textes existants notamment la Charte de l’environnement ? Qui sera habilité à représenter les éléments naturels ? Comment arbitrer entre droits de la nature et droits des êtres humains ?
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Se débarrasser de la nature au profit du vivant ou de tout autre dénomination qui recréerait le lien entre les êtres humains et l’ensemble des êtres et des choses qui constituent le monde physique n’épargne pas de repenser les politiques qui vont avec, c’est-à-dire d’en tirer toutes les conséquences. Une fois qu’on a admis que le propre du vivant est de mettre tout le monde en relation, en interconnexion et en coévolution, il faut savoir ce que l’on fait de cette relation.
La franc-maçonnerie dispose d’une somme de réflexions et de quelques outils sur le dualisme et les moyens à mettre en œuvre pour le dépasser.
Dans le monde profane, certains écologistes y pensent depuis plusieurs décennies et cela se traduit par un succès électoral plutôt limité. D’autres mouvements politiques se sont saisis de la question de la nature et de sa préservation. Françoise d'Eaubonne (7) a initié le courant écoféministe en faisant le lien entre les deux dominations exercées par les hommes, sur la nature et sur les femmes. Plus récemment encore, le philosophe Paul Guillibert, par exemple, dans un ouvrage intitulé Terre et capital. Pour un communisme du vivant (8), explique que les causes des catastrophes environnementales sont dues au capitalisme, système d’accaparement général des conditions fondamentales de la vie, c’est-à-dire de la nature. Il propose donc de parler de « capitalocène » plutôt que d’« anthropocène », car il y a des éléments communs entre l’exploitation du travail, la colonisation de la terre et la destruction de la nature. C’est pour cela que, selon lui, le mouvement de défense du climat doit mettre au cœur de son combat la lutte anticapitaliste et réciproquement.
Il est probable que chaque courant politique donnera sa version du chemin à suivre pour traduire en actes le vivant ou la nouvelle acception de la nature. Après tout, la politique est comme le naturel, quand elle est chassée, elle revient au galop.
1. Isabelle Louviot, Élisée Reclus, Le Tripode, 2022.
2. « Nouer culture des luttes et culture du vivant », Socialter, décembre 2020.
3. Catherine Larrère, « L’envers du vivant : la nature est morte, vive le vivant ? », entretien avec Sylvie Berthier et Valérie Péan, revue-sesame-inrae.fr, 23 mai 2022.
4. Laura Martin-Meyer, « Personnalité juridique : la nature au tribunal, revue-sesame-inrae.fr, 24 mai 2022.
5. « Should Trees Have Standing ? Towards Legal Rights for Natural Objects », Southern California Law Review, 1972.
6. Claire Legros, Les droits de la nature. Une révolution juridique, Le Monde, 22 octobre 2022.
7. À partir de Le féminisme ou la mort, éditions Horay, 1974.
8. Éditions Amsterdam, 2022.
Fin