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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Bernard Dubourg zâhir (manifeste) : question de méthode, conséquences et évidences - 1ère partie

Bernard Dubourg (crédit photo Françoise Dubourg, Wikipédia)

Adon Qatan

 

Cet article, qui aurait dû être publié dans un numéro papier de la revue avant sa fin est découpé ici en trois parties qui seront publiées sur ce blog les 4, 6 et 8 juin 2025.

 

« Le scepticisme est le commencement de la foi ».
Oscar Wilde

 

Depuis que nous écrivons dans Critica Masonica (devenue depuis Critica, puis réduite plus récemment à son blog), nous nous référons constamment et en premier lieu à Bernard Dubourg, dans nos études sur l’Histoire du Mouvement gnostique, de l’Histoire du Christianisme, voire du Yézidisme.

Mais que savons-nous du fondateur de ce que l’on peut appeler la méthode critique midrashique, que certains de ses opposants ont souvent qualifié d’« hypercritique » ? Bien peu de choses en vérité.

Nous proposons à nos lecteurs de faire ici une synthèse non pas sur l’indiscernable intimité de Bernard Dubourg, sur son histoire et évolution personnelles, ce qui nous obligerait à nous engager dans des dédales spéculatifs, mais à revenir avant tout à quelques idées essentielles – pour ne pas parler d’« idées-forces » – appréhendables dans ses travaux.

D’où notre usage du terme arabe zâhir « extérieur, apparent, manifeste, explicite, exotérique » dans le présent titre, opposé complémentaire, dans la Tradition islamique, avec le terme bâtin « intérieur, caché, implicite, ésotérique ».

Nous allons donc récapituler ce que nous savons extérieurement de Dubourg, d’abord de son œuvre et de sa courte vie, puis de sa méthode fulgurante, nous permettant d’accéder au moins partiellement à certaines facettes de sa personnalité et de sa philosophie.

S’il ne s’agit évidemment pas de reprendre ici toutes les démonstrations en détail de l’opus dubourgien, c’est littéralement impossible en l’état, nous allons plutôt en dégager les indices au niveau des études gnostiques (que Dubourg identifiait sensiblement autrement) qui nous occupent principalement.

 

Rappel bio-bibliographique

Né le 20 août 1945, Bernard Dubourg fut avant tout un agrégé de philosophie (1968), puis un enseignant en cette matière.

Il devint aussi un philologue spécialiste de la langue anglaise, traducteur du poète Jeremy Halvard Prynne (né en 1936) de 1975 à 1986, fut l’auteur de nombreux articles, poète lui-même, puis traducteur et commentateur du premier ouvrage historique de la Kabbale, le Sepher Yetsirah, en 1982 dans la revue fort éclectique Tel Quel, de Philippe Solers (1936-2023), aux éditions du Seuil.

Toujours dans cette ligne, il traduisit des ouvrages d’ethnographie biblique comme « Les Samaritains – Histoire et doctrine » de Moses Gaster[1], et « Les hommes du Garizim » de J.A. Montgomery[2].

Puis curieusement, c’est en 1986 que paraissait aux éditions Dervy-Livres, sa traduction du latin de l’opuscule « De la supériorité des femmes » (1509), provocateur, atypique et futuriste, du célèbre mage de la Renaissance, Henri Corneille Agrippa (1486-1535).

On y remarque une biographie dudit Agrippa en introduction, non moins provocatrice, ainsi que des notes fort pertinentes.

Incidemment, on s’interrogera sur ce qui semble être un intermède dans les études bibliques de notre auteur, quelle fut sa motivation et quelle est sa signification profonde ?

Enfin, c’est à la suite, en 1987 puis en 1989 que devait paraître son maître-ouvrage totalement révolutionnaire, qui mûrissait déjà depuis plusieurs années à travers différents articles parus dans les revues Tel Quel ou L’Infini : L’invention de Jésus, constitué du tome I, L’hébreu du Nouveau Testament (1987) et du tome II La fabrication du Nouveau Testament, (1989).

Malheureusement, celui qui était bien plus qu’un chercheur, puisqu’il avait bel et bien trouvé[3], devait disparaître brutalement le 20 décembre 1992 à 47 ans, des suites d’une maladie foudroyante, dans sa ville natale de Damazan (département du Lot-et-Garonne) où il avait vécu, alors qu’il préparait la suite de « L’invention... » sur l’apocalypse de Jean.

Comment ne pas remarquer cette curieuse progression de l’homme, dont on voit l’intérêt à un moment donné de sa vie, apparemment au début des années 80, pour les études bibliques et néotestamentaires, pour le Sepher Yetsirah « le livre de la Formation-Création », l’un des ouvrages les plus archaïques de l’ésotérisme juif, pour les samaritains – les « juifs des juifs » et proto-sadducéens en quelque sorte –, lui permettant de pénétrer les mystères cachés de la Thorâh ?

Puis, d’un coup apparaît Henri Corneille Agrippa, le mage germanique de la Renaissance, ami de l’abbé bénédictin Johannes Trithème (1462-1516), humaniste défenseur du Judaïsme et de sa Kabbale à l’instar de Johannes Reuchlin et de Jean Pic de la Mirandole, de l’Hermétisme comme Marsile Ficin, des femmes en général et même des « sorcières » contre la violence et la cruauté totalitaire de l’Inquisition, et dont on sent bien dans la biographie que Dubourg compose, qu’il admire Agrippa, prend fait et cause pour lui, voire s’identifie avec celui qui n’est, ni plus, ni moins, que l’un de ses prédécesseurs.

C’est ainsi qu’à la page 23 de sa traduction du « De la supériorité des femmes » (op. cit.), dans son introduction, nous voyons notre auteur s’emporter en suivant la logique ignominieuse des massacreurs de l’Inquisition et de leurs partisans « chrétiens », catholiques et romains :

« Dans l’opuscule d’Agrippa ? La Kabbale... Agrippa cite les Juifs ; il pratique l’hébreu. Agrippa lit la Bible dans le texte ! Et il l’avoue. C’est à croire qu’il veut nous faire accroire que la Bible est juive et hébraïque... Au feu ! La Bible est, d’ailleurs, interdite de lecture... Et de son hébreu il ose tirer des arguments... La Kabbale vaut donc mieux, selon lui, que les décrets de l’Eglise, que saint Thomas, que les tranches de Vulgate qu’on sert dans les catéchismes ? »

Et nous avons dans cette citation la description exacte des fondamentaux du travail qu’opéra Bernard Dubourg dans son opus magnum, dont le premier tome paraîtra un an plus tard, détruisant effectivement en quelques lignes des raisonnements prétendument « orthodoxes » et « chrétiens » pluriséculaires. Ainsi, effectivement, comme Agrippa :

Dubourg pratique l’hébreu, cite la Bible hébraïque, qu’il lit, use et abuse des méthodes de la Kabbale pour en tirer force explications chrétiennes-messianiques…, et bel et bien, il ose écrire que cela vaut mieux que tout autre théologie et exégèse des orthodoxies chrétiennes. Mais, plus que tout, il fait « accroire que la Bible est juive et hébraïque » et n’est que cela, rien que cela… Exit la Septante, la Vulgate et tutti quanti. Ni le grec, ni le latin ne sont valables pour y comprendre quelque chose.

On commence à entrevoir où cela mène, de fil en aiguille…

La réaction soit silencieuse, soit ultra-violente, de ses détracteurs « chrétiens », montre et démontre qu’ils « raisonnent » (ou plutôt déraisonnent) toujours comme leurs ancêtres inquisitoriaux et le troupeau bêlant et crédule multiséculaire, et qu’ils sont tous excessivement bornés et dogmatiques dans ce qui n’est qu’un mélange de superstition et de préjugés irrationnels (dont le seul prétexte est celui de la Tradition, ce qui ne vaut rien à la fois historiquement et objectivement), en ce qu’il faut désormais bien définir comme un pseudo-paganisme brumeux et parapolitique – d’ailleurs complètement désacralisé désormais.

Puis vint la puissante révolution de « L’invention... », où notre auteur rendra hommage à quelques-uns de ceux qui lui ont ouvert la voie par le passé, dont l’un des français plus récents, dans ce domaine, n’était autre que l’ésotériste Paul Vulliaud (1875-1950), auteur en 1923 d’une vaste « Kabbale Juive » et surtout, en l’occurrence, de « La Clé Traditionnelle des Evangiles » en 1936 : deux principaux ouvrages qui inspirèrent Bernard Dubourg.

 

Méthode furieuse et fureur méthodique :

De la méthode

La discipline (ou méthode) dubourgienne consistait, dans un premier temps, à remarquer toutes les failles du Nouveau Testament.

D’abord, les défauts historiques rendant impossible la reconnaissance du Nouveau Testament canonique en tant que document historique objectif et par conséquent fiable.

Ainsi, d’une part les événements capitaux relatés dans les textes, non attestés ailleurs (chez Flavius Josèphe par exemple), et dont aucun autre témoignage ne peut prouver l’existence ; et les graves erreurs historiques d’autre part, le tout démontrant que les textes néotestamentaires que nous connaissons, et dont on nous fait accroire la cohérence et la vraisemblance depuis des siècles, sont en fait originellement des compositions littéraires-prophétiques d’éléments divers issus des différents livres de la Thorâh samaritaine et/ou juive, compositions à visées – et visions – messianiques et eschatologiques – et c’est là tout le mécanisme poétique du midrash juif-samaritain, ou si l’on préfère hébreu-palestinien.

Ces textes originaux, comme leurs versions ultérieures, ne sont donc absolument pas d’origine historique.

Par le simple examen philologique grec, Bernard Dubourg redécouvrit la langue insolite de ces textes les plus anciens : chose connue depuis très longtemps par simple comparaison avec les classiques subsistant de l’Antiquité, mais puissant tabou dans toutes les Eglises.

Du grec très mauvais donc, en matière de grammaire, de syntaxe et de stylistique, avec des tournures erronées, rendant strictement impossible l’existence originelle des évangiles canoniques, apocryphes ou gnostiques et hérétiques en grec, comme la double doxa ecclésiastico-académique à haute prétention historique, scientifique et bien entendu religieuse, l’érige en vérité absolue et intangible.

Le chercheur constata que toutes ces fautes linguistiques de grec ancien, correspondaient à des tournures très clairement hébraïques. Et une grande majorité de ces mêmes expressions se retrouvaient telles quelles dans la Bible hébraïque, sans parler des nombreuses citations de l’Ancien Testament dans le Nouveau. C’est sur cette dernière découverte répétée dans tous les textes chrétiens antiques, quels qu’ils soient, que Dubourg se concentra, confirmant que ceux-ci furent composés par l’usage du midrash ésotérique – d’autant plus confirmé que l’hébreu est la langue sacrosainte judéo-samaritaine, contrairement à l’araméen (langue populaire) et au grec (langue païenne et étrangère).

Résumons-nous. La conclusion définitive de la méthode « Dubourg », c’est d’abord l’anhistoricité desdits textes révélés et sacrés, avant tout visible par les trop nombreuses erreurs historiques qu’ils contiennent – nous démontrant qu’il s’agit là de romans sacrés s’apparentant à des légendes.

Puis, cette même anhistoricité se trouve conditionnée par leur hébraïcité première (déterminant le caractère sacrosaint dans la suite de la Bible hébraïque), visible sous la structure grammaticale grecque excentrique de ce qu’il reste des premiers manuscrits grecs (codices vaticanus et sinaïticus, tous les deux du IVe siècle, codices alexandrinus et washingtonianus, Ephraemi rescriptus du Ve siècle, codex bezae du IVe ou Ve siècle...), susceptibles de surcroît d’avoir des différences de vocabulaire et d’expression, nous amenant à admettre qu’il s’agit-là de différentes traductions hellènes d’originaux hébraïques.

Sur cette base rationnelle solide, historique et linguistique, Bernard Dubourg proposait à ses lecteurs des rétroversions et études rétroversives obligées et nécessaires, mais bien loin d’être limitées à la superficialité langagière comme c’est le cas des travaux de rétroversions du philosophe catholique Claude Tresmontant (1925-1997).

Cela aboutissant à l’ultime découverte, par le démontage lexical des textes en question et leur remontage en hébreu[4], en usant de la discipline sémiologique du midrash, purement rabbinique[5], de l’existence réelle et effective, de trames midrashiques ésotériques (chiffrages guématriques[6], jeux de mots et calembours en hébreu, acrostiches par la notarique, anagrammes, voire transpositions alphabétiques par la thémourah et autre tsérouph...) conditionnant tous les textes autant canoniques, qu’apocryphes, que gnostiques-hérétiques des tous premiers siècles.

Malgré le fait que d’aucuns, d’ailleurs vites oubliés, approchèrent cette vérité par le passé, l’originalité de la recherche dubourgienne et surtout les résultats obtenus, furent une immense nouveauté à titres divers.

Ainsi l’anhistoricité était, jusqu’à Dubourg, l’apanage de ces historiens du Christianisme dits « mythistes » qui furent majoritairement des modernistes, des rationalistes et/ou des libres penseurs. Leur postulat étant que les origines de cette religion se trouvaient en fait dans les mythes grecs, mais aussi éventuellement iraniens, égyptiens et babyloniens principalement.

Ce qui, notons-le, paraît étrange pour une tradition spirituelle (devenue un conglomérat d’hérésies messianiques) qui est apparue dans un milieu culturel et religieux fort, exclusiviste et centré sur la Thorâh.

C’est pour cela que notre chercheur-trouveur estimait en toute logique que les mythistes étaient les ultimes avatars de ce qu’il dénommait cyniquement les grécistes, à savoir les partisans irréductibles des origines grecques, et seulement grecques, des évangiles et par conséquent du Christianisme.

Désormais, cette non-historicité est confirmée, grâce au travail de Bernard Dubourg, mais dans le cadre particulier du midrash ésotérique hébraïque (MDRSh/MiDRâSh « recherche, fouillage », de la racine hébraïque DRSh « chercher, fouiller, étudier, exposer », étymologiquement « fouler, piétiner, pénétrer ») et de ses rouages formatifs, à commencer par les réseaux arithmétiques – ceux de la guématrie la plus archaïque, dite « classique » (sans ces valeurs particulières des lettres finales d’un système plus tardif), et l’autre guématrie ancienne dite « par rang » dont les valeurs des lettres correspondent à leur place dans l’aleph-beth.

A la même époque que Dubourg, l’abbé Jean Carmignac (1914-1986) et Claude Tresmontant, tous les deux pieux catholiques, eurent aussi l’intuition d’originaux néo-testamentaires hébraïques. Cependant, aucun d’entre eux ne devait pousser jusqu’à soupçonner l’usage des trames polysémiques midrashiques vétéro-testamentaires dans la composition originelle des textes, ni voir l’hébreu dans les textes apocryphes et gnostiques, qu’ils rejetaient de facto par préjugés historico-religieux[7].

Cela était de toute façon impossible, puisqu’ils auraient abouti à une conclusion semblable à celle de Bernard Dubourg, celle de l’anhistoricité, les faisant passer soit à l’hérésie, soit sombrer dans l’athéisme.

 

Ici se termine la première partie de Bernard Dubourg zâhir, qui en comptera deux autres.

Dans la partie suivante, nous traiterons de la « stylistique colérique » de l’auteur, puis des conséquences révolutionnaires de ce que Dubourg lui-même dénommait « la force de l’ésotérisme », autrement dit la technique poétique du midrash hébraïque.

 

[1] Aux éditions O.E.I.L., en 1984.

[2] Idem, 1985.

[3] Dans l’explication du titre « L’invention de Jésus », « invention » est au sens archéologique du terme. D’abord parce qu’il s’agit de dévoiler le midrash de Jésus/Yeshouah à l’origine de tous les textes messianiques mentionnant le messie sous ce nom spécifique. Mais certainement aussi parce que l’auteur avait parfaitement conscience qu’il était un authentique trouveur, et non des moindres.

[4] Et nous avons-là, par ce processus de démontage-remontage savant, référencé et révélateur, une authentique déconstruction au sens philosophique originel du terme.

[5] Contrairement, donc, à Tresmontant qui méprisait la Kabbale et tout ce qui était rabbinique.

[6] Si Bernard Dubourg écrit « gématrie » qui est un mot parfaitement français, nous préférons pour notre part la variante « guématrie » dont la prononciation colle mieux à l’original hébreu GMTRYA/GiMaTRiYÂ, et permet d’éviter la confusion avec la géométrie.

[7] Pour tout bon catholique et assimilé, les sectes gnostiques ne sont que de vulgaires déviances tardives de leur propre orthodoxie. Très vieille affirmation hérésiologique, donc de pure propagande. Sans aucune valeur d’objectivité historique.

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