Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.
Alain Bellet
« Les politiques, les moralistes, les théologiens ont ceci de commun, qu'ils se proposent de conduire l'homme à la perfection, et qu'ils seraient bien fâchés qu'il y arrivât. »
La Beaumelle, Mes pensées ou le qu’en dira-t-on ? (1751)
Personne ou presque ne connaît l’existence et l’œuvre de Laurent Angliviel de La Beaumelle, un écrivain et philosophe cévenol du siècle des Lumières (1726-1773).
Un temps futur séminariste, puis proposant-pasteur à Genève, huguenot et reçu franc-maçon dans la première loge du territoire suisse, l’homme de lettres deviendra très vite l’ennemi de Voltaire. Fougueux, décidé, voire impertinent, le jeune érudit ne craint pas l’affrontement, soulignant les négligences et les erreurs du grand homme dans Le Siècle de Louis XIV (1751).
Sur dénonciation du célèbre philosophe, il fera deux longs séjours à la Bastille (en 1753 et en 1757). À sa sortie de détention, La Beaumelle est exilé en Languedoc, affaibli et malade.
Bien davantage que la liberté de conscience, il exige la reconnaissance de la tolérance civile et sera ainsi l’un des précurseurs de la laïcité et républicain, cinquante ans avant la Révolution française. Son essai Mes pensées ou le qu’en dira-t-on ? était un brûlot libre-penseur dégagé de tout inféodation à la monarchie.
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Baptisé catholique, quelques années après la défaite des derniers combattants Camisards dont le célèbre prédicant Abraham Mazel, Laurent Angliviel naquit à Valleraugue en Cévennes 28 janvier 1726 d'une mère catholique, et d'un bourgeois de Valleraugue, nouveau converti, établi dans le commerce des soies.
De novembre 1734 à août 1742, le garçon fait de brillantes études au collège de l'Enfance de Jésus d'Alais (aujourd’hui Alès). Devenu excellent latiniste, le jeune garçon se soumet à l'église romaine, mais se refuse à la fonction ecclésiastique à laquelle ses maîtres le destinent...
Revenu au Désert en mars 1744, le jeune homme tente une carrière commerciale à Lyon, en vain, il ne se sent pas fait pour cette voie… Il se résout alors à affirmer et vivre sa foi protestante. Après quelques mois passés à Valleraugue, il rejoint Genève clandestinement.
Durant une année, La Beaumelle intègre l'université de théologie protestante et ses professeurs, satisfaits de ses talents et de sa maturité, lui confèrent le statut de proposant-pasteur. Malgré ses qualités intellectuelles, son érudition, sa faconde et ses convictions personnelles, La Beaumelle ne sera jamais ministre ou prédicateur à Genève, pas davantage au Désert. Il est séduit par les belles lettres, découvre le rayonnement de la pensée du philosophe et écrivain réformé Pierre Bayle et sa lutte incessante pour La République des lettres. Un demi-siècle sépare les deux hommes, mais leur destinée de fugitif et leurs certitudes philosophiques les rendent proches. C’est décidé, cette perspective s’ouvre pour le jeune Laurent, avec un désir inouï de célébrité et la volonté d’affirmer au grand jour ses pensées novatrices.
Passionné de culture et de combats pour les idées nouvelles, en juin 1746 Laurent Angliviel de La Beaumelle rejoint la maçonnerie naissante et sera reçu apprenti, puis reconnu compagnon, au sein de la loge-mère de Genève, Saint-Jean aux Trois Mortiers. Plus tard, prêt à quitter la ville, ses frères lui établiront un véritable passeport pour qu'il puisse poursuivre, sous les cieux de son choix, son engagement maçonnique. Parallèlement à ses études, plusieurs de ses essais sont édités dans le Journal helvétique où il narre la difficile existence de ses coreligionnaires en Languedoc.
Décidé à s'imposer dans le monde littéraire qui l'attire avec frénésie, de nombreuses lettres de recommandation sont rédigées par ses relations et connaissances suisses, dont un certificat remis par la Compagnie des pasteurs genevois. La Beaumelle, en mars 1747, entreprend un long voyage en malle-poste à travers les États germaniques afin d'arriver à Copenhague pour obtenir le poste de précepteur du fils du comte de Gram, grand chambellan du roi du Danemark et de Norvège. Durant quelques mois, le jeune homme côtoie les grands seigneurs, soigne ses manières d’être, et dans de nombreux courriers, implore son père de pourvoir au mieux à son nouveau train de vie, obnubilé par le rang à tenir. Il est de toutes les soirées, brille en société et travaille déjà à son œuvre. Il veut convaincre les femmes et les hommes de cour, donc se doit de briller et, déjà, il se fait des ennemis en se heurtant frontalement au clergé luthérien par trop rétréci à son goût.
Fortement attaché à la franc-maçonnerie, à son égalitarisme et aux valeurs de tolérance qu’elle adopte, il est élevé au grade de maître et devient orateur de la loge Zorobabel en 1750, élu par ses frères appartenant pour la plupart à la grande noblesse danoise. Il publie alors une anthologie des Pensées de Sénèque se faisant l'avocat des calvinistes réprouvés et des francs-maçons suspectés de vouloir ruiner les fondements de la société monarchique.
L’Europe du Nord s’enthousiasme pour la culture française et de nombreuses personnalités voyagent de château en château ou occupent des charges enviées auprès des monarques éclairés.
Rejoignant Amsterdam en janvier 1749, il fait imprimer L'Asiatique tolérant, un premier traité consacré à la tolérance s’adressant à un Louis XV travesti en un monarque régnant sous d’autres cieux. « Il s'agit à présent, Sire, d'augmenter l’éclat de votre gloire en ouvrant les yeux sur les misères de vos sujets. Trois millions d’entre eux gémissent dans l'oppression depuis plus de soixante années. Tous leurs crimes consistent et demeurent inviolablement attachés aux premiers sentiments du plus juste de vos aïeux, le roi Henri. Pourrez-vous, Sire, Vous résoudre à sortir de Votre caractère de douceur, pour détruire tant de milliers d'âmes, qui ne sont coupables, que d'une ignorance involontaire, et qui ne cessent de former pour Votre conservation les voeux les plus sincères et les plus vifs ? … Votre Majesté n'oubliera jamais ce qu'elle doit à ses Peuples, ni ce qu'elle se doit à elle-même. En tolérant les Huguenots elle travaillera au bien de son Royaume et à sa propre gloire. Elle révoquera, ces injurieux édits, qui font la honte de la Nation… Elle rendra la Patrie juste par la Tolérance qui a été jusqu'ici tâchée par les persécutions… Ces flatteuses espérances m'ont engagé à composer ce Traité. Il ne m'appartient pas, Sire, de vous donner des leçons mais il appartient encore moins à un Monarque de faire des malheureux…. ».
Grâce à ce récit orientaliste, conçu à la façon des Lettres persanes (1721), il intime au roi de France d'accorder la tolérance civile aux anciens réformés. En avance sur les idées de son temps, le jeune homme se réfère déjà aux mots patrie, nation…
Mais l'heure n'est pas à l'indulgence, ni à la liberté de conscience. En mai 1751, suivant à la lettre l'Édit de Fontainebleau interdisant le culte protestant, le Parlement de Grenoble condamne vertement son ouvrage. Le livre est « lacéré et brûlé par l'exécuteur de la Haute Justice, comme scandaleux, séditieux et tendant à renverser la religion catholique, apostolique et romaine, et les puissances établies de Dieu, et à troubler le repos et la tranquillité publique ».
► Pour découvrir la suite de cette existence méconnue, il convient d’attendre la prochaine livraison du numéro 8 de la revue Critica Masonica et la parution, cet été, d’un ouvrage en cours d’écriture que l’auteur de ces lignes consacre à Laurent Angliviel de La Beaumelle. À suivre donc...