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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Perversion et limites de la théorie de la reconnaissance (3/3)

Yolande Bacot

Hegel ne pouvait certes pas imaginer que la révolution néo-libérale que nous connaissons viendrait pervertir l’usage de sa théorie pour en faire une idéologie qu’utilisent abondamment les stratégies managériales. Celles-ci reprennent, en effet, à leur compte les idéaux d’épanouissement individuel, mais sans que les efforts de valorisation faits par les individus soient payés de retour et, surtout, les emploient pour accroître leur force productive. Il ne pouvait pas non plus imaginer que ces aspirations à la réalisation individuelle de soi, sous-tendues par des processus d’individuation de nature très différente seraient désormais tellement intégrées au système qui nous régit et qui fonde la reproduction sociale, qu’elles en perdraient leur finalité subversive pour devenir un principe de légitimation du système. Cela produit non pas un gain de liberté pour les individus, mais, à l’inverse, des sentiments de désarroi, d’inutilité, d’absence de repère et de frustration. La révolution néolibérale, comme l’analyse Axel Honneth, aura donc réussi cette performance de faire d’une nécessité ou d’une aspiration personnelle à l’autonomie et à la liberté, une contrainte, un impératif extérieur obligatoirement aliénant (d’ailleurs, cette culture de l’épanouissement personnel qui a gagné -ou plutôt contaminé- tous les champs de la société n’épargne pas notre univers maçonnique, favorisant le développement de certaines obédiences).

Mais, alors même que le rapport au collectif est devenu problématique dans le contexte néo-libéral que nous connaissons, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur les moyens de transformer les expériences vécues du mépris en un engagement dans un mouvement social de quelque nature qu’il soit et, surtout, dans un mouvement qui soit porteur de valeurs émancipatrices et non pas réactionnaires, comme c’est le cas des mouvements souverainistes ou encore sociaux-nationaux. Cette question ne trouve pas réponse dans les écrits d’Axel Honneth, aussi critiques soient-ils. Il faut plutôt passer par la pensée de Didier Eribon qui fut entre autres l’exécuteur testamentaire de Michel Foucault et qui en porte bien sûr la marque.

Perversion et limites de la théorie de la reconnaissance (3/3)

Une philosophie opérative

Dans Retour à Reims, Didier Eribon raconte son retour dans son milieu familial ouvrier, milieu avec lequel il avait rompu, à l’adolescence, à la fois pour pouvoir assumer son homosexualité qui n’y était pas tolérée et par désir d’ascension sociale. Cette autobiographie est le prétexte d’une mise en perspective de son destin personnel avec le système social et les barrières qu’il impose à ceux qui n’ont pas eu l’heur de naître du bon côté, à savoir celui des dominants. Mais ce livre est aussi une analyse et une théorisation de l’émancipation. Et c’est en ce sens qu’il nous intéresse ici, répondant d’une certaine façon à la question à laquelle nous a conduits Axel Honneth avec sa théorie de la reconnaissance.

Pour développer son propos, Didier Eribon s’appuie notamment sur la mutation politique du monde ouvrier qui, de largement inscrit dans le mouvement communiste, est devenu tout autant frontiste, à l’exemple de sa propre famille, Cette mutation, ce basculement, il les met sur le compte de l’évolution du discours politique de la gauche vers une forme de néo-conservatisme. Il affirme en effet : « À partir des années 80, la notion de domination et l’idée d’une polarité structurante entre dominants et dominés disparurent du paysage politique de la gauche officielle au profit de l’idée neutralisante de contrat social et de pacte social dans le cadre desquels les individus définis comme égaux en droit étaient appelés à oublier leurs intérêts particuliers, c’est à dire, laisser les gouvernants gouverner comme ils l’entendaient. L’enjeu : l’exaltation d’un sujet autonome et la volonté concomitante d’en finir avec les pensées qui s’attachaient à prendre en compte les déterminismes historiques et sociaux, défaire l’idée qu’il existait des groupes sociaux, des classes et de justifier ainsi le démantèlement du Welfare State et de la protection sociale au nom d’une nécessaire individualisation du droit du travail » . Et ceci a été écrit bien avant la loi travail !

Eribon souligne que cette mutation du discours politique a transformé la perception du monde du travail et donc de façon performative le monde social lui-même, puisqu’il est dans une large mesure produit par les catégories de pensée à travers lesquelles on le regarde. On reconnaîtra ici Foucault. Et, citons-le à nouveau, « faire disparaître les classes sociales n’empêche nullement ceux qui vivent la condition objective que le mot classe servait à désigner, de se sentir collectivement délaissés par ceux qui prêchaient les bienfaits du lien social en même temps que l’urgence nécessaire d’une déréglementation de l’économie et d’un tout aussi nécessaire démantèlement de l’État social ».

Le vote frontiste s’analyserait ainsi, au moins en partie, comme le dernier recours des milieux populaires pour défendre leur identité collective. Si cet auteur insiste sur cette évolution politique qu’il déplore, c’est qu’il pense qu’il n’y a pas de savoir spontané des dominés. La position des individus dans le monde social et l’organisation du travail ne suffissent pas à déterminer l’intérêt de classe, ni la perception de cet intérêt sans la médiation des théories à travers lesquelles des mouvements et des partis proposent de voir le monde. La force et l’intérêt d’une théorie, note Didier Eribon, résident dans le fait qu’elle permet aux individus de penser différemment et peut-être aussi de changer ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Ce sont ces théories qui donnent forme et sens aux expériences vécues, ce qui est vrai d’un individu des classes populaires l’étant pour quiconque quelle que soit son appartenance sociale. Soit dit en d’autres termes, ce sont les catégories de discours qui déterminent la façon dont on se perçoit comme sujet politique, c’est à dire qui orientent la conception que l’on se fait de ses propres intérêts et subséquemment de ses choix électoraux. Les mêmes expériences vécues pourront revêtir des significations totalement opposées suivant les théories auxquelles elles viendront s’adosser, comme la mutation du vote ouvrier et populaire l’exemplifie.

À l’aube d’une année électorale aussi déprimante qu’anxiogène, il est utile d’en avoir bien conscience et de s’interroger sur la manière dont s’élaborent ces discours organisés si déterminants, tout autant que sur la légitimité de ceux qui les véhiculent, intellectuels et partis, enfin, et surtout d’assumer notre propre responsabilité en tentant d’en produire qui fassent rupture avec les cadres de pensée qui favorisent l’inertie sociale et la reproduise.

À quelles conditions une parole peut-elle se structurer en un discours organisé ? Qu’est-ce qui lui confère sa légitimité ? Comment faire pour qu’une parole produite forcément par la petite ou moyenne bourgeoisie – car ce sont elles qui ont majoritairement accès à l’éducation la plus poussée et à la culture - soit reçue par les classes populaires ? Ce sont ces questions qui, nous semble-t-il, se posent à tous ceux et à toutes celles qui ont conscience de la nécessaire transformation de notre système économique et social et qui expliquent l’intérêt porté aux tentatives de Nuit debout, perçues comme une petite lueur d’espoir et un remède à la résignation d’un monde qui ne fait que se répéter lui-même.

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M
Merci à Yolande BACOT pour ce travail approfondi d'une grande qualité.<br /> Dans la pensée positive connaître est plus beau que reconnaître.<br /> FRATERNITE
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