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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Pourquoi cette distance entre ce qu’on pense et ce qu’on fait ? (1/4)

Julien Vercel

Dans Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Albin Michel, 2015), Patrick Savidan formule un paradoxe, le paradoxe entre nos discours et nos actions qu’il énonce selon les termes suivants :Nous connaissons les inégalités et nous les connaissons même aujourd’hui de mieux en mieux. Nous sommes quasiment unanimes à aspirer à une société plus égalitaire. Pourtant, par nos comportements, nous creusons les inégalités.Il cite, en exemple, l’école, les salaires et le logement. Il pourrait également citer le partage du travail domestique. Selon lui, « Nous sommes pris aujourd’hui dans une sorte de dilemme moral  et [...] nous le résolvons en faisant le choix de laisser filer les inégalités ».

Mais avant d’examiner les modalités de ce « dilemme moral » et la façon dont nous le résolvons, il faut préalablement s’entendre sur une définition des inégalités et même se demander pourquoi nous parlons aujourd’hui d’inégalités.

D’abord la définition. Une inégalité, c'est une différence entre deux personnes ou deux catégories de personnes qui se traduit en termes d'avantage et de désavantage et qui fonde donc une hiérarchie entre ces deux personnes ou ces deux catégories de personnes. À notre époque, cette définition a un sens très précis parce que nous ne sommes plus sous l’Ancien régime où sa place dans la société et son destin étaient définis par l’appartenance à un des trois ordres de la société : la noblesse, le clergé ou le tiers-état et donc parce que notre horizon d’attente individuel est largement ouvert. Aujourd’hui, les inégalités telles que l’entend Patrick Savidan, sont celles qui créent d’injustes disparités entre les individus au regard de l’avenir, c’est-à-dire entre ceux qui peuvent réaliser leurs projets et ceux qui en sont empêchés.

Mais, pourquoi parle-t-on aujourd’hui d’« inégalités » ? Car la lutte contre les inégalités est devenue l'un des leitmotive de nos démocraties. Dans les médias, les discours politiques et les publications scientifiques, « les inégalités » sont désormais un thème récurrent, un thème qui énerve d’autant plus qu’il vient rappeler que notre société comporterait encore des injustices.

En fait, on a l’impression que le thème des inégalités a remplacé, englobé et même submergé celui de la lutte des classes. La preuve : les inégalités ne sont plus seulement économiques, elles s’analysent selon le sexe, l'âge, le territoire, etc... Plusieurs faits plaident pour expliquer cette substitution entre « inégalités » et « lutte des classes »

Premièrement, la lutte des classes est devenue moins évidente pendant les années d’expansion économique. À l'échelle du siècle ou même du demi-siècle, en France, les niveaux de vie se sont élevés et les conditions matérielles se sont améliorées. Certaines inégalités ont même diminué : en 1968, un cadre gagnait 4 fois plus qu'un ouvrier ; en 1984, cet écart se réduisait à 2,7 et il est aujourd'hui de 2,5.

Deuxièmement, tout un discours optimiste a cherché à rendre caduc la lutte des classes. Ce discours laissait entendre que les inégalités de fortune ne provenaient pas de l’appartenance à une classe, mais étaient liées à l’âge : avec une espérance de vie de plus en plus longue, le destin de chacun serait d’accumuler du capital pendant ses années de travail pour, ensuite, en profiter pour ses vieux jours. Ainsi, chacun passerait, tour à tour, de jeune travailleur à vieux capitaliste.

Troisièmement, dans le secteur scolaire plus particulièrement, le thème des inégalités combiné à celui de méritocratie permet de rendre plus légitimes les inégalités sociales en les transformant en inégalités scolaires. Finie la lutte des classes, l’ordre social est légitimé quand tout un discours veut nous faire croire que la distribution du mérite scolaire suit, comme par magie, les hiérarchies sociales. Le mérite masquant ainsi le lien entre origine sociale et accès aux différents niveaux du système éducatif. Ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient déjà mis en lumière en 1970 dans leur ouvrage sur La Reproduction : le mérite valorisé par l’école est celui valorisé et transmis par les classes dominantes.

Je vous propose d’aller explorer le « dilemme moral » en reprenant le cheminement de Patrick Savidan et en essayant, à chaque fois, d’énoncer les questions qu’il pose. Commençons par sa première affirmation : nous connaissons les inégalités et nous les connaissons même aujourd’hui de mieux en mieux.

 

Notre bonne connaissance des inégalités

Il est vrai que depuis les années 1990, notre connaissance a progressé quant à l’état de notre société et aux mécanismes qui produisent les inégalités. Le site de l’Observatoire des inégalités, créé par Patrick Savidan en 2003, met à disposition des données complètes, les chiffres et les études sur le sujet.

Par ailleurs, la mesure des inégalités devient même de plus en plus fine. C’est ainsi qu’en 2008, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a cessé  d’affirmer que les inégalités de revenus étaient stables en France et a reconnu qu’elles s’étaient creusées. En fait, l’institut s’est juste contenté de mieux prendre en compte la réalité des revenus du patrimoine. Car, en France, c’est la hausse vertigineuse de l’immobilier qui creuse les inégalités entre ceux qui ont un bien et ceux qui n’en ont pas, même si les filets sociaux et redistributifs limitent les effets inégalitaires.

Entre 1980 et 2016, la part des revenus des 1% les plus riches est ainsi passée de 7,5% à 8,5% des revenus totaux en France quand cette part est passée de 8% à 18% aux États-Unis. D’ailleurs, la répartition de plus en plus inégalitaire des revenus explique le succès de l’économiste Thomas Piketty aux États-Unis.C’est grâce à un article coécrit avec Emmanuel Saez, un autre économiste, et publié en 2003, intitulé : « Les inégalités de revenus aux États-Unis de 1913 à 1998 », que les Américains ont pris conscience de la véritable prédation dont ils sont victimes. Son livre, Le Capital au 21e siècle (Seuil, 2013) viendra confirmer et étendre le constat à tous les pays capitalistes développés. La grande originalité de Thomas Piketty est son immense travail sur les données et surtout sur les bases incontestables qui sont celles de l’administration des impôts. Il a ainsi joué en Amérique, le rôle d’un observatoire des inégalités en apportant la caution scientifique aux organisations qui alertaient sur le même sujet.

Rappelez-vous que le mouvement des Occupy a développé le thème du 1% des très riches imposant sa volonté aux 99% restant. Des organisations non gouvernementales –(ONG) comme Oxfam affirment que « 62 personnes possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale », c'est à dire que plus de 3,6 milliards d'individus sur la planète. Et rappelle qu’elles étaient encore « 388, il y a cinq ans ».

Si nous quittons les revenus pour la vie domestique, force est de constater que, là aussi, nous disposons de données implacables. La répartition des tâches ménagères entre femmes et hommes est toujours profondément inégalitaire et n’évolue que très très lentement, or elle constitue un frein pour l’engagement associatif ou politique et dans la vie professionnelle, obligeant à recourir au temps partiel. Ainsi, selon l’INSEE, en 2010, les femmes consacrent 3h26 par jour pour les tâches ménagères, souvent les moins valorisées, elles y consacraient 3h48 en 1999, soit 22 minutes de moins. Quant aux hommes, ils consacrent 2h en 2010, contre 1h59 en 1999, soit 1 minute de plus.

 

Des informations biaisées ou des perceptions erronées

Juste deux bémols à cette affirmation concernant notre bonne connaissance de la situation française.

Premier bémol, les informations disponibles peuvent être présentées de façon biaisées ou partielles. Prenez, par exemple, la question de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Elle est revendiquée par tout le monde, tous les ministères comme toutes les entreprises. La loi oblige d’ailleurs à mener des négociations sur l’égalité salariale notamment, avec des indicateurs et des états des lieux. Dès lors, certains sont tentés d’atténuer les inégalités salariales par des présentations bien choisies. Il suffit de faire des comparaisons « à diplômes équivalents », car les femmes sont certes plus diplômées que les hommes, mais dans des secteurs qui payent moins bien et qui sont moins bien réglementés. Ainsi, la comparaison entre UN ingénieur et UNE ingénieure montrera quasiment une égalité salariale, mais la comparaison entre UN ingénieur industriel, secteur où les hommes dominent, et UNE cadre culturelle, secteur où les femmes dominent, montrera de grandes inégalités. De même la comparaison « à salaires équivalents » permet de rendre invisible les temps partiels alors que 30% des femmes sont à temps partiel contre 8% des hommes ou, pour le dire autrement, 80% des postes à temps partiel sont occupés par des femmes. Enfin la comparaison « toutes choses égales par ailleurs » excluent les congés maternités qui pourtant ralentissent les carrières et donc la progression salariale des femmes. Ces choix de présentations permettent de passer de 23 à 11% d’écarts de salaires. Selon l’Observatoire des inégalités : « tous temps de travail confondus, les hommes gagnent 23 % de plus que les femmes. Près de 11 % des écarts de salaires entre les deux sexes sont inexpliqués et relèvent d’une discrimination pure ».

Second bémol qui va dans l’autre sens, dans son rapport d’octobre 2016, intitulé

« Lignes de faille. Une société à réunifier », l’organisme de prospective, France Stratégie, note un écart systématique entre les statistiques relatives aux inégalités et les perceptions qu’en ont les Français : « Les inégalités ont certes augmenté depuis le milieu des années 2000 mais dans une proportion limitée et la France demeure un des pays les moins inégalitaires ». Pourtant, dans les enquêtes auprès des Français, le sentiment croissant est que les inégalités s’aggravent : 6 personnes sur 10 pensaient, en 2001, que les inégalités ont augmenté depuis 5 ans, mais elles sont 8 sur 10 en 2015. Résultat, des 5 grands pays d’Europe de l’Ouest, la France a le taux de pauvreté le plus faible, mais la crainte de tomber dans la pauvreté la plus élevée.

Les Français posent sur eux-mêmes un regard « excessivement noir », « ils se perçoivent comme profondément divisés entre classes sociales, territoires et communautés religieuses». Mais France Stratégie cherche à expliquer ce phénomène : peut-être que les chiffres échouent à traduire la réalité ? Peut-être que les Français ne connaissent pas, mais croient connaître les inégalités ? Peut-être que les Français sont d’indécrottables pessimistes qui passent leur temps à noircir le tableau social ? Peut-être enfin que les Français attachent désormais plus d’importance à la dispersion qu’à la moyenne ? Ces trois explications ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Mais elles ne viennent que pondérer notre connaissance générale des inégalités. Nous ne sommes donc pas sous-informés, au pire, nous sommes juste mal informés et, de toute façon, les écarts constatés par France Stratégie vont tous dans le même sens : nous percevrions toujours plus d’inégalités qu’il n’y en a en réalité.

À suivre

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