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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

1922, les communistes, les francs-maçons, les petite et grande bourgeoisies

Julien Vercel

Le 30 décembre 1922, Jules Humbert Droz, envoyé en France par le Comité exécutif de l’Internationale communiste « dans le but de s’informer de la vie du Parti communiste français et pour intervenir avec pleins pouvoirs dans le sens des décisions du Comité exécutif concernant la France » (Mandat N°2433, délivré par Gregori Zinoviev, président du Comité exécutif de l’Internationale communiste, Moscou, 27 septembre 1921), rend compte de sa mission : il a bien exécuté la décision du IVe congrès de l’Internationale (5 novembre-5 décembre 1922, Moscou) qui obligeait les communistes à démissionner de la franc-maçonnerie. Et interdisait à ceux qui avaient démissionné, toute fonction dirigeante pendant deux ans.

L’offensive contre les maçons a été menée par Léon Trotski, membre du Polit Buro. Le Parti communiste français (PCF) qui a vu le jour en 1920, préoccupe les dirigeants russes. Car il est, depuis deux ans, en crise entre le courant bolchevik, issu du Comité de la IIIe Internationale créé en 1919, et le courant favorable à Moscou, avec un centre que chacun essaie de rallier à sa cause. Surtout, pour Trotski, il faut combattre ceux qui veulent s’allier aux socialistes et aux radicaux, bref aux représentants de la gauche bourgeoise.

Trotski commence donc par publier, le 22 novembre, un article dans Le Bolchevik, l’organe du congrès, dans lequel il étudie « la façon, les méthodes et les moyens par lesquels la bourgeoisie a grugé le peuple au cours des siècles » et par lesquels « les classes dirigeantes ont affermi peu à peu leur domination en accumulant sur la route de la classe ouvrière des obstacles d'autant plus puissants qu'ils étaient moins visibles ». Pour la France, le diagnostic est simple : c’est d’abord la faute aux socialistes, car « ces derniers, par leur critique et leur opposition, prélèvent sur les masses du peuple l'impôt de la confiance, et au moment critique transmettent toutes les voix qu'ils ont recueillies à l'État capitaliste ». La preuve ? Ils se sont ralliés à la grande tuerie de 1914 avec les abbés et les francs-maçons, les royalistes et les anarcho-syndicalistes.

C’est ainsi que Trotski s’intéresse plus particulièrement à la franc-maçonnerie française qui, pour lui, n’est « en somme qu'une contrefaçon petite bourgeoise du catholicisme féodal par ses racines historiques ». Dans la République, à gauche il y a la franc-maçonnerie, comme à droite il y a l’Église. « Extérieurement, elle est apolitique, comme l'Église ; au fond, elle est contre-révolutionnaire comme elle. À l'exaspération des antagonismes de classes, elle oppose des formules mystiques sentimentales et morales, et les accompagne, comme l'Église, d'un rituel de Mi-Carême ». Dès lors, le verdict tombe : « La maçonnerie n'est qu'une des formes de la servilité politique de la petite-bourgeoisie devant la grande ». Et la politique que devrait suivre, selon Trotski, l’Internationale est évidente : « D'une lame impitoyable elle tranchera une fois pour toutes les liens politiques, philosophiques, moraux et mystiques qui rattachent encore la tête de son Parti aux organes déclarés ou masqués de la démocratie bourgeoise, à ses loges, à ses ligues, à sa presse. Si ce coup d'épée laisse par delà les murs de notre Parti quelques centaines et même quelques milliers de cadavres politiques, tant pis pour eux. Tant pis pour eux et tant mieux pour le Parti du prolétariat, car ses forces et son poids ne dépendent pas du seul nombre de ses membres ». Pour parodier Ninotchka, la commissaire politique interprétée par Greta Garbo dans le film éponyme d’Ernst Lubitsch (1939) : il y aura moins de communistes, mais ils seront meilleurs ! Et le charmant révolutionnaire de conclure : « La franc-maçonnerie est une plaie mauvaise sur le corps du communisme français. Il faut la brûler au fer rouge ».

Son rapport au congrès, le 1er décembre, reprend les mêmes accusations : « Il est de fait qu'en France la bourgeoisie radicalisante, qui a des chefs bien médiocres et une presse bien pauvre, se sert des institutions secrètes, de la franc-maçonnerie surtout, pour masquer son entreprise réactionnaire, sa mesquinerie, la perfidie dans les idées, l'esprit, le programme. La franc-maçonnerie est une de ses institutions, un de ses instruments ».

Trotski met à l’index ces communistes maçons qui vont « dans les loges maçonniques rejoindre et embrasser les frères aînés qui représentent les classes bourgeoises ». Car les camarades également frères perdent leur « physionomie de communiste révolutionnaire » à trop fréquenter ces loges qui rêvent d’englober les pacifistes, les « propagandistes de la sainte foi catholiques, les réformistes, les anarchisants, les syndicalisants ». C’est pourquoi « Il faut affirmer l'incompatibilité complète et absolue, implacable, entre l'esprit révolutionnaire et l'esprit de la petite bourgeoisie maçonnique, instrument de la grande bourgeoisie ». À ce moment, le congrès a applaudi.

Trotski veut donc engager « une lutte implacable contre cette machine de subversion de la révolution ». Les francs-maçons sont définitivement déconsidérés : « Ce sont des amateurs, des dilettantes, et parmi eux il y a beaucoup d'arrivistes. Il faut les éliminer; il faut libérer le parti de ces éléments pour lesquels le parti n'est qu'une porte ouverte vers un poste, vers un mandat ».

Jules Humbert Droz, lui, a été un camarade efficace. Dans son rapport du 30 décembre, il se félicite de l’exclusion du maçon Louis-Antoine Kert qui était secrétaire international du PCF : « Je l’ai liquidé avec la gauche ». En plus, c’est presque trop facile, parce que Humbert Droz note : « Les maçons sont impopulaires dans la classe ouvrière et ne peuvent organiser l’opposition autour de leur affaire ». Il s’attaque aussi à L’Humanité pour « éliminer de la rédaction ceux qui s’opposent aux décisions du IVe congrès et ceux qui autrefois de la gauche étaient parmi cette bande de jeunes intellectuels sans liens avec la classe ouvrière et qui donnaient à ‘L’Humanité’ ce ton boulevardier et cette allure peu sérieuse que nous avons souvent critiqués ». Pevet, autre militant également maçon, fait partie de ces « éliminés » avec Kert.

Il faut attendre un bureau politique de 1927 pour que le PCF adopte la stratégie « classe contre classe », refusant toute alliance -après les maçons- avec la gauche démocratique qualifiée de « social-traitre ». Cette judicieuse stratégie mènera, en Allemagne, à la disparition du plus puissant parti communiste d’Europe. En France, cette stratégie est mise en  œuvre pour la première fois aux élections législatives de 1928 : le PCF perd 15 sièges et n’obtient que 11 élus.

Quant à Jules Humbert Droz, il sera exclu du PCF en 1943 avant de devenir, en 1946, secrétaire général du Parti... socialiste suisse.

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