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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Le président, les deux corps du roi et Kantorowicz

Stéphane François

[Une version de cet article a été précédemment publiée sur le blog "Fragments sur les temps présents", le 24 mai 2018]

Il est fréquent, lors de chaque campagne présidentielle, de faire référence aux « deux corps du roi ». L’actuel président n’y échappe pas. Cela renvoie aux thèses d’un historien allemand, Ernst Kantorowicz, qu’il a développé dans un ouvrage paru en 1957, Les Deux corps du roi. (Disponible en collection Gallimard poche).

Selon lui, le roi au Moyen Age était représenté par deux corps, le sien, physique, et un autre, symbolique, assurant la continuité de l’État. Ces deux corps se retrouvent dans la fameuse expression « Le roi est mort, vive le roi ». La première partie renvoie au corps physique, la seconde au corps symbolique. Ces deux corps symboliseraient, non seulement la monarchie, mais aussi la permanence de l’État républicain sous la Ve République : le président change, mais le régime persiste dans sa tradition.

La réflexion d’Ernst Kantorowicz portait sur l’époque médiévale qui était sa spécialité. Il travaillait à la fois sur les idées politiques et sur la sacralisation du pouvoir royal. Il s’est d’ailleurs fait connaître avec une biographie, devenue classique, de l’empereur Frédéric II. Médiéviste allemand, il a été naturalisé américain. Comme il refusa de prêter serment au Führer, il fut exclu  de l'université en 1934 lors de la mise au pas de la société allemande, mais ne quitta l’Allemagne qu’en 1938, après la Nuit de cristal. Il fut été le théoricien de cette fameuse thèse des « deux corps du roi »., mais aussi une figure importante de la « Révolution conservatrice » allemande.

Celle-ci était un courant de pensée allemand, très protéiforme, que l'on peut diviser en plusieurs courants, apparu à la suite de la défaite de l’Allemagne en 1918 et qui finit avec l’avènement du nazisme. Ses principaux représentants ont tenté d’élaborer un nouveau nationalisme et une réflexion sur la défaite de l’Allemagne. Ils ont aussi tous refusé et condamné l’avènement de la République de Weimar (vue comme une imposition des vainqueurs, des Juifs et des socialistes/communistes). Parmi ses théoriciens, nous trouvons l’écrivain Ernst Jünger, le juriste Carl Schmitt, le philosophe Martin Heidegger, l’historien Oswald Spengler, etc. Cette « Révolution conservatrice » a eu un impact important sur la vie intellectuelle allemande de l’époque en l’irriguant de ses thèses. Ainsi, les membres de la première génération de l’École de Francfort, comme Adorno furent-ils des étudiants de Heidegger ou des lecteurs d’Oswald Spengler.

Comme beaucoup d’acteurs de cette mouvance, Ernst Kantorowicz était un ancien combattant de la Première guerre mondiale. Il  prônait un nationalisme, une forme de « socialisme des tranchées » viril et martial. Il fit d’ailleurs partie de ces corps-francs nationalistes qui luttaient contre les tentatives de coups d’État communistes, voire tout simplement contre le communisme et le socialisme. D’ailleurs, il fut l’un des rares intellectuels juifs allemands à en faire partie, dans un monde très souvent conservateur et surtout antisémite.

En France, le lien symbolique au corps mystique du roi, est rompu lorsque Louis XVI est décapité. La chaine symbolique est cassée… Ce qui vient après n’est en rien légitime. Cette rupture est d’ailleurs l’une des accusations fréquentes portée par les penseurs contre-révolutionnaires, français comme britanniques. Quoi que certains puissent penser, la mystique républicaine de Péguy, le peuple selon Michelet, la nation de Renan, l’idée de patrie chère à Clémenceau, ou même la France Libre de de Gaulle, ne sont pas des réminiscences de ce corps mystique. Nous ne sommes plus dans le même registre symbolique : dans le second cas, il s’agit en effet d’une idéalisation du peuple révolutionnaire de 1789, et surtout de celui de 1793, d’une idéalisation du peuple rebelle républicain et régicide. Il y a donc un transfert de symbolique : nous passons du roi comme vecteur de continuité de l’État au peuple, du singulier au nombre.

La Ve République a souvent été qualifiée de système républicain monarchique. C’est en partie justifié : nous pouvons la voir comme une monarchie élective, le roi héréditaire étant remplacé par un monarque élu (une pratique qui, d’ailleurs, existait à la fin de l’Antiquité dans le monde germanique). Le Président est sensé se placer « au-dessus de la mêlée », mais il n’en reste pas moins un acteur omnipotent. Cette constitution est également à caractère monarchique, dans le sens où ses rédacteurs, notamment Michel Debré, ont voulu éviter un retour du régime d’assemblée qui avait paralysé la vie politique du régime précédent. En outre, il ne faut pas oublier que l’une des influences, indirectes il est vrai, dans la rédaction de cette constitution fut Carl Schmitt, grand contempteur de la République de Weimar dont le fonctionnement parlementaire fut très rapidement bloqué.

En effet, Carl Schmitt était très antiparlementaire et son antiparlementarisme se retrouve dans le rôle que donne cette constitution à l’exécutif, notamment au pouvoir donné au président de la République. Une autre marque de l’aspect « schmittien » de cette constitution se retrouve dans certaines prérogatives du Président, notamment celle qui permet de s’attribuer, pour une période limitée, les pleins pouvoirs, avec l’état d’exception. L’une des personnes qui ont influencé le général de Gaulle sur le plan constitutionnel fut le juriste René Capitant qui fut lui-même un lecteur des thèses schmittienne. L’influence de ce dernier se ressent aussi à d’autres niveaux : l’élection du président au suffrage universel direct, le refus de déléguer la souveraineté du peuple, le refus de confondre la souveraineté nationale avec celle des partis, etc.

L’expérience française montre qu’on peut être un monarque républicain et demeurer démocrate. Les deux plus grands rois républicains, le général de Gaulle et François Mitterrand, abusèrent de l’aspect monarchique de notre Ve République (pensons aux prises de paroles du général de Gaulle et à la solennité qui les entouraient), mais restèrent très démocrates. D’ailleurs, il faut cesser de confondre monarchiste et antidémocrate : il existe des monarchistes qui sont de plus grands démocrates que certains républicains… L’expérience de la revue Lys Rouge (des années 1970) et de la Nouvelle action royaliste en sont de bons exemples. En outre, dans plusieurs pays européens, c’est le roi qui a sauvé la démocratie, par exemple en Espagne lorsque le roi Juan Carlos s’opposa à une tentative de coup d’État d’officiers franquistes en 1981.

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