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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Lecture éclairée de vacances : « Kafka pour ou contre » de Günther Anders

Jean-Pierre Bacot

 

Paru en français chez Circé en 1990, écrit en 1933, revu et corrigé par l’auteur pour parution en Allemagne en 1951, cet essai de Günther Anders n’est pas une digression ordinaire sur cet ovni de la littérature que fut Franz Kafka, né à Prague en à 1883, mort au sanatorium de Kierling, au Nord-Est de l’Autriche en 1924. En effet, lorsqu’Anders commença à travailler sur le Pragois germanophone, à Paris, juste après avoir été déchu de sa nationalité par Hitler comme tous les Juifs allemands, il s’aperçut que pas moins de 11 000 écrits lui avaient été consacrés.

 

Si aujourd’hui, la meilleure façon de vivre dans nos sociétés occidentales est de refuser tout communautarisme (Cf. N’appartenir de Karim Miskié, éditions Viviane Hamy, 2015), Kafka vivait en Tchécoslovaquie, mais était de culture allemande, sans appartenir vraiment au groupe des Allemands de Bohème. Il était Juif, mais ne participait pas de l’univers Yiddish ashkénaze. Pas de culture plurielle dans son cas, mais plutôt une solitude qui à l’époque était rare. On lui doit en tout cas d’avoir préfiguré à sa manière inégalée les totalitarismes qui suivront de peu sa mort, causée par la tuberculose. Cette étrangeté au monde, l’écrivain la décrit dans Recherches d’un chien.

 

Anders signale que les fables de Kafka, aujourd’hui publiées et traduites en français pour la plupart, sont encore plus puissantes que ses romans. La mort de Dieu a tué la Providence, Kafka vivant dans « une époque vide de tout sens qui trainait avec elle, en guise de parures et d’amulettes, les tessons de vocabulaire religieux, métaphysiques et moraux brisés depuis bien longtemps. Il prenait ces tessons au sérieux. Il s’en servait pour se bricoler des lunettes. »

 

On connaissait Anders comme philosophe, essayiste, historien, romancier, poète, et voici qu’on le découvre dans l’avant-propos d’anthologie de cette édition, comme sociologue de la réception. Sachant appuyer, force arguments en poche, là où cela fait mal, il explique comment Monsieur K. fut très prisé dans l’Allemagne fédérale et l’Autriche post-nazies, alors qu’en France, ce fut avant guerre tout autre chose, comme en témoigne une conférence qu’Anders fit à l’Institut d’études germaniques de Paris, rue Racine, en 1934, avec Hannah Arendt en Walter Benjamin dans la salle, sous le titre « Une théologie sans Dieu ». et qui n'eut guère de succès. Sa volonté d’attirer l’attention sur la réception de Kafka fit en effet un grand plouf, devant des auditeurs n’ayant pas lu la moindre ligne de l’écrivain . Anders mettait en garde contre une prochaine mode, ce qui lui fit noter qu’il valait décidément mieux être en retard qu’en avance.

 

En pays germanique, la mode Kafka, nous explique Anders, dans cette préface, fonctionna en revanche massivement, à la fois comme trésor culturel et comme alibi. Max Brod qui était alors le grand spécialiste de l’écrivain dit de l’absurde, pragois, juif et germanophone, interdit en Europe de l’Est, envoya Anders aux gémonies. Anders considérait Kafka comme un réaliste prophétique, formule que seul Lukàcs sembla apprécier. On  doit cependant à Brod de n’avoir pas respecté les dernières volontés de Kafka qui voulait que son œuvre fût brûlée, y compris ses dessins.

 

Certes tout l’œuvre de Kafka n’était pas disponible, mais Le Procès, La Métamorphose, La Colonie pénitentiaire, étaient largement diffusés. « Cette épidémie, note Anders s’est (…) manifestée chez ces Allemands qui avaient à demi répugné à servir le régime nazi et qui désiraient prouver, et aussi se prouver à eux- mêmes, qu’ils reconnaissaient la faute dont les accablaient leurs vainqueurs, du moins sur la forme d’une culpabilité qui leur permettait d’accomplir leur corvée de repentir sous la forme d’un enthousiasme esthétique. » Quoi qu’il en fût, comme toute la culture européenne, il fut rapatrié d’Amérique. Anders qui note qu’il en fut de même pour la psychanalyse, ne trouve de précédent à cette situation que la restitution d’Aristote par les Arabes à l’Europe.

 

Cela dit, Anders prend Kafka très au sérieux, qu’il a lu et relu dans leur langue allemande commune. Il envisage successivement : les pièces du procès, puis le fait que Kafka utilise des symboles et non des métaphores, qu’il relève d’une face de méduse et d’un athéisme pudique. Avec une rigueur philosophique implacable qui mérite qu’on le lise et relise pour s’en imprégner, Anders met à mal au passage toutes les séductions possibles pour conclure : 

« On a aussi des mises en garde à hériter. Et à se former soi-même, et à former autrui au moyen de grandes mises en garde. L’image du monde, tel qu’il ne devrait pas être qu’il a dessinée ; les attitudes qui ne doivent pas être les nôtres-plantées dans nos âmes en  guise de panneaux avertisseurs, elles seront utiles. Et comme elles ont été dessinées par un homme de bien, qui, finalement, a douté qu’on pût utiliser son œuvre, et qui même a prescrit de la détruire, nous pouvons peut-être espérer qu’il pourra faire, par ses mises en garde, ce qu’il n’avait pu faire par ses conseils, ni pour lui, ni pour d’autres : venir en aide. » Si de telles lignes ne parlent pas à des maçonnes et maçons, disons le tout net, c’est à désespérer.

 

Le livre est traduit par Henri Plard. On nous autorisera deux remarques de mauvais coucheur sur l’édition : les notes d’Anders sont reléguées en fin de texte, ce qui est proprement exaspérant et les veuves et orphelines (lignes isolées) ne sont pas impitoyablement chassées, ce qui constitue une entorse à la tradition typographique.

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