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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Ces idées venues d’ailleurs : la common decency (3/3)

Ces idées venues d’ailleurs : la common decency (3/3)

Julien Vercel

Le libéralisme, ennemi de la common decency

C’est Jean-Claude Michéa qui a fait du libéralisme l’ennemi de la common decency : « Le cœur de la philosophie libérale est (...) l’idée qu’un pouvoir politique ne peut assurer la coexistence pacifique des citoyens que s’il est idéologiquement neutre. Cela signifie que dans une société libérale toutes les manières de vivre ont une valeur philosophique égale et que la seule limite de la liberté des uns est la liberté des autres (...). Mais l’erreur fondamentale des libéraux, dans leur désir compréhensible de conjurer le retour des guerres de religion, est de réduire par principe toute référence politique à des vertus morales partagées à cette seule perspective effrayante d’une tyrannie du Bien ». Il reconnaît toutefois que « L’égoïsme tranquille des libéraux est certes un moindre mal si on le compare à la volonté de puissance déchaînée des fanatiques du Bien » (entretien, Le Point, 6 septembre 2007).

Reprenons le fil de la démonstration de Jean-Claude Michéa. Les moteurs du libéralisme sont l’égoïsme, l’intérêt particulier et la guerre de tous contre tous. Dans son fonctionnement, il cherche donc sans arrêt à éradiquer les vertus humaines élémentaires de solidarité, de compassion, de bienveillance ou d’amitié. Son origine est à rechercher dans les guerres de religion qui ont ensanglanté l’Europe et provoqué des guerres civiles. Pour y mettre fin se sont d’abord tenus des séries de colloques organisés selon la disputatio médiévale pour trouver un accord philosophique sur des valeurs communes (Rastibonne 1546, Worms 1557 et Poissy 1561). Mais cette démarche rationnelle s’est soldée par des échecs. Puisqu’il était impossible de s’entendre sur une valeur commune, la seule solution pour mettre fin aux guerres civiles fut donc d’imaginer un État moralement neutre, sans références à aucune valeur morale, religieuse ou philosophique, assimilée à la guerre, et fondé sur l’idéal de la science et la parole des experts… c’est le projet de la modernité et du libéralisme. D’un côté, le libéralisme économique prône la paix par le commerce et, de l’autre, le libéralisme politique prône le droit de chacun à vivre comme il l’entend, comme si la société pouvait se passer d’un langage commun minimal. Le droit y est alors traité comme une morale de substitution, il est le seul référent avec le marché, alors que toute autre autorité symbolique est disqualifiée au nom de l’émancipation.

Les libéraux de droite optent pour le marché pour organiser pacifiquement la société et régler les relations des hommes entre eux, les libéraux de gauche se fondent sur l’État... mais toujours avec la base de raisonnement suivante : aucun accord sur des valeurs minimales, chacun est sensé agir selon son intérêt particulier et l’égoïsme est considéré comme « naturel ». L’aristocratie a été anéantie grâce au libéralisme qui a établi la liberté et l’égalité, mais qui a également détruit la morale du désintéressement. Or il est faux de dire que derrière chaque action humaine, se cache un intérêt matériel.

Le libéralisme a toujours cherché à réduire la common decency. Mais, dans les années 1920-1930, se sont ajoutés les totalitarismes fasciste et communiste qui, en imposant un retour à la tyrannie du Bien, cherchaient à créer un « homme nouveau » par l’inégalité, la violence... et rejetaient donc la common decency. Dans ce cadre, George Orwell défend un socialisme qui est cette voie critiquant à la fois l’aristocratie d’Ancien régime (qui défend l’inégalité entre les êtres humains), le libéralisme moderne (qui défend la vision égoïste de toute action humaine) et les totalitarismes des années 1930 (qui défendent à la fois l’inégalité et la vision égoïste de toute action humaine).

La remoralisation du socialisme

George Orwell se réclamait du socialisme, mais d’un socialisme qui n’aurait pas pour but de fonder la morale, mais de construire et développer ses indispensables conditions d’émergence, de créer ce contexte particulier qui préserve la common decency et qui encourage en permanence les individus à donner le meilleur d’eux-mêmes.

Pour cela, il faut d’abord reconnaître que la société libérale et capitaliste est une condition nécessaire, mais non suffisante. En effet, c’est le libéralisme qui a reconnu le caractère sacré de l’individu, reconnaissance indispensable à la société décente, mais c’est aussi le libéralisme qui détruit les conditions de maintien de la « décence ». Comme toute les utopies, il finit par aboutir à son contraire : le libéralisme voulait conjurer la guerre civile, il risque d’aboutir à la guerre civile.

Ensuite, il faut rejeter tout machiavélisme, c’est-à-dire s’en tenir aux moyens décents pour établir une société décente.

Enfin il faut prendre le temps de relations directes avec les autres, car on fait la preuve de ses capacités humaines d’abord avec son entourage.

George Orwell propose ainsi un projet de remoralisation du socialisme, un socialisme qui ne se limiterait donc plus à ses versions économique, social ou juridique. Et la société de common decency serait l’objectif à atteindre, cet état de maturité et de sagesse qui indique la voie à suivre.

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES :

BEAUD Stéphane et PIALOUX Michel, Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, 1999

BÉGOUT Bruce, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Allia, 2008

JARRY Isabelle, George Orwell : cent ans d’anticipation, Stock, 2003

JULLIARD Jacques et MICHÉA Jean-Claude, La gauche et le peuple, Flammarion, 2014

MICHÉA Jean-Claude, Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995

MICHÉA Jean-Claude, entretien, Le Point, 6 septembre 2007

MICHÉA Jean-Claude, entretien, À Contretemps, n°31, juillet 2008

ORWEL George, Le Quai de Wigan (The Road to Wigan Pier), Left Book Club Edition, 1937

ORWEL George, Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia), Secker and Warburg, 1938

ORWEL George, Écrits politiques (1928–1949). Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009

ORWEL George, Essais, articles et lettres, volume I (1920-1940), Éditions Ivrea & Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1995

PINON Yann, George Orwell et la common decency, mémoire de Master 2 philosophie politique et éthique, Université de Paris-Sorbonne, sous la direction de Pierre-Henri TAVOILLOT, 2009-2010.

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A
Ben à lire ça attentivement on se dit que ça pourrait servir de thème d'étude à bien des loges.<br /> Histoire, entre autres choses, de relier les idées et les comportements.
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