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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

De qui le féminisme est-il l’affaire ? (2/2)

LTM

Parce que l’égalité n’est concevable et possible qu’entre semblables égaux, la « complémentarité » sexuée des antiféministes est bien entendu exclusive de l’égalité. Les féministes tunisiennes et tunisiens qui se sont battus pour que le préambule de leur nouvelle constitution ne pose pas le principe de la complémentarité des hommes et des femmes, principe voulu par le parti islamiste Ennahda, l’ont bien compris. Si, la complémentarité des sexes est une évidence dans la procréation, en faire l’essence, la justification et la nécessité d’un ordre sexué, hiérarchisé et asymétrique doit être dénoncé avec la dernière vigueur. Mais certaines idées ont la vie dure et peuvent, alors même qu’on les croyait éteintes, ressurgir habillées de neuf, ce qui les rend d’autant plus dangereuses.

Ainsi, faut-il pointer, aujourd’hui, la résurgence de cette logique complémentariste dans les discours justifiant les bienfaits des politiques visant à assurer la parité dans les univers professionnels, politiques ou autres. C’est ce que la chercheuse en sciences politiques, Réjane Sénac appelle le sexisme bienveillant dans son remarquable essai Les Non-frères au pays de l’égalité (Presses de Sciences-po, 2017). Si, en effet, la complémentarité a servi à exclure les femmes, elle sert aujourd’hui à les inclure. Mais le prix à payer de cette inclusion est la réaffirmation d’une différence qui perpétue l’idée selon laquelle les hommes et les femmes ne sont pas des semblables. L’auteure se réfère à toute une série d’analyses réalisées en Amérique du Nord et en Europe visant à montrer que la présence des femmes est économiquement rentable.

Elle cite notamment une étude de Michel Ferrary parue en 2010, portant sur les liens entre les performances économiques et financières (croissance, rentabilité, productivité, créations d’emplois et cours de bourse) et leur rapport avec la proportion de femmes. Tout cela dans l’ensemble des salariés et des cadres de 42 des plus grandes entreprises françaises. L’analyste conclut que les 21 entreprises féminisées à plus de 35% ont eu une productivité supérieure de 48,6%. Le Monde a tout récemment fait paraître une étude similaire montrant que la mixité aura profité à la dynamique des entreprises grâce au fait que les entreprises se mettent à recruter pour des compétences et non plus  pour une appartenance au « club ».

Cette approche d’une mixité performante comme justification de l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas seulement le fait des entreprises privées, des acteurs politiques et institutionnels l’ont également choisie. La résolution adoptée  le 10 mars 2015 au Parlement européen en fournit un exemple. Son article 5 énonce : « Une participation égale des femmes et des hommes au marché du travail permettrait d’augmenter de manière substantielle le potentiel économique de l’Union européenne, tout en garantissant son caractère équitable et inclusif ». Selon les prévisions de l’ Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), une convergence parfaite des taux de participation au marché du travail déboucherait sur une augmentation de 12,4% du produit intérieur brut (PIB) par habitant d’ici 2030. Cette promotion de la femme au nom de considérations économiques n’est rien moins qu’ambiguë. En première analyse, on ne peut que s’en réjouir. Mais, en deuxième lecture, ce que cette promotion véhicule idéologiquement est de nature à doucher un peu notre enthousiasme. En effet, l’argument de la performance de la mixité -comme du reste l’argument de la performance de la diversité s’agissant des non-blancs- n’est-elle pas une forme d’adaptation contemporaine du mythe de la complémentarité, naturalisée hier, aujourd’hui culturalisée et marchandisée ?

Réjane Sénac met en garde, et à juste raison, contre les politiques de la reconnaissance qui s’intéressent à une différence qu’il faut valoriser et non éliminer. En confortant l’assignation à des identités liées à l’appartenance réelle ou supposée à des groupes sexués ou racialisés, la justification des politiques d’égalité par la performance ne permet pas de tendre vers une société dégenrée et déracialisée. Dans cette logique, une fois encore, les femmes comme les non-blancs, ne sont pas considérées comme des égaux sans condition. Outre le fait qu’elle s’inscrit dans l’ambiance néo-libérale qui a contaminé tous les champs de la société, la performance prise comme fondement de l’égalité possède un caractère néo-essentialiste, au sens où elle justifie en les modernisant les assignations identitaires.

Penser les politiques de l’égalité comme un investissement de l’ordre du rapport entre le coût et le bénéfice revient par conséquent à la négation de l’égalité comme principe de justice avec, en outre, le risque symétrique de délégitimer cet absolu s’il advenait qu’on puisse prouver que les discriminations rapportent plus que les politiques d’égalité. On comprend que ce  terrain  soit plus extrêment glissant !

Enfin, en sous-tendant l’égalité par la logique de la performance, elle est « marchandisée » et, de fait, cela soustrait à toute analyse critique le système ou l’ordre, qui en dépit des avancées législatives multiples, laisse perdurer les discriminations de fait.

Alors, le féminisme est-il aussi une affaire d’hommes ? Et qu’en est-il dans le cadre maçonnique ?

Dans la mesure où les femmes sont effectivement en situation de domination subie dans la plupart des cas, le plus gros du travail est à faire par les hommes.  Pour que ceux-ci avancent sur ce plan, il faut qu’ils soient en situation de le faire, c’est à dire, quand ils sortent de l’espace domestique, qu’on ne les enferme pas dans une sociabilité masculine. De même pour les femmes, doit s’inventer un nouvel équilibre qui ne relève pas de la simple juxtaposition de deux essentialismes.

Sur la question de l’emploi du féminin dans le langage, terrain de lutte symbolique s’il en est, nous savons d’expérience que les hommes et les femmes sont au même niveau de résistance dans les structures mixtes où elle se pose. Le refus de féminiser l’intitulé des postes d’officiers en loge est une preuve que si le féminisme peut être une affaire d’hommes, le machisme peut aussi être une affaire de femmes. Ce registre du langage qui n’est pas mineur, renseigne sur un aspect de classe paradoxal de la question du féminisme. C’est en effet dans les couches éduquées et donc, de fait, dominantes de la société, dans ce que l’on appelle les élites, que le féminisme masculin se porte le mieux. Pourtant le féminin des termes n’est tolérée que dans les couches basses ou moyennes et pour les objets. Ainsi, une contremaîtresse à l’usine, une maîtresse d’école, une infirmière, voire une directrice d’école primaire ou une poutre maitresse pour des maçons opératifs passeront sans difficulté, mais une vénérable maîtresse restera en travers de la gorge, faisant ricaner des hommes et des femmes qui doivent se prendre pour de hauts personnages refusant une maîtresse de requête au Conseil d’État, peut-être par peur des maîtresses-femmes.

Autre aspect du machisme dominant, l’assignation des femmes dans la religion, puis dans le spiritualisme. Depuis la fin du XIXe siècle, la place faite aux femmes dans la franc-maçonnerie a relevé d’une essentialisation dans un cadre spiritualiste. C’est une affaire connue, mais qui continue à être dominante, avec un mystère à la fois linguistique et philosophique, l’absence d’une Grande architecte de l’univers. La loi du père sévère, la logique de la Flûte enchantée restent implacables.

Quant à la mixité, force est de constater qu’elle est choisie par une femme sur deux et un homme sur 8 ou 10. Les hommes qui choisissent la mixité sont-ils plus féministes que les autres ? C’est probable.

Il existe aujourd’hui une sorte de demi féminisme de façade ou de confort qui revient à intégrer à un groupe masculin des femmes, comme on le fait pour des noirs ou des homosexuels, certaines catégories étant cumulables, à toute fin d’échapper aux accusations de sexisme, d’homophobie ou d’anthropocentrisme. Certains hommes ne supportent pas d’avoir une image de macho. Cela ne les rend pas ipso facto féministes. Osons dire que ce féminisme est la rue Cadet de leurs soucis. De plus, cette attitude peut revenir à une nouvelle forme de masculino-centrisme en essentialisant des femmes que l’on pourra introduire dans une logique libérale de maximisation du profit comme éléments de modération dans une dureté, selon la célèbre formule, « un peu de douceur dans un monde de brutes ».

Pourtant, il est possible que l’ambiance de certaines loges féminines soit plus dure que celle de certaines loges mixtes. À ce propos, la domination peut exister dans un groupe de femmes, de Noirs, d’homosexuels. Et, à ce titre, comment ne pas penser que cette domination soit alors aggravée ? Que dire des femmes qui sont dominées par des femmes ? Qu’elles subissent une double peine ? Il existe des logiques de pouvoir intra-communautaires qui n’ont parfois rien à envier à des phénomènes de domination plus connus.

***

À l’expérience comme à l’analyse, en maçonnerie comme ailleurs, le féminisme n’apparait donc pas comme une affaire de femmes ou d’hommes, mais d’humaines et d’humains. Et le féminisme sera toujours requis tant qu’il demeurera des inégalités. On ne se laissera pas abuser par les timides ouvertures qui, en maçonnerie ou ailleurs, tendent à faire baisser la pression de la société en féminisant a minima, tout en conservant, par exemple, une masculinité de langage.

Méfions-nous également du sexisme bienveillant qui pourrait succéder à la période de la discrimination et qui revient à instrumentaliser des femmes en les montant au pinacle, dans une logique économique de rentabilité. La mixité est une conquête, mais elle ne doit pas  être  purement formelle.

On n’oubliera pas non plus que la résistance au féminisme peut-être aussi bien féminine que masculine et que la notion de genre reste encore exotique pour beaucoup d’entre nous. De longs et pénibles efforts restent à accomplir par nos sœurs comme par nos frères pour que l’on s’approche d’une égalité réelle, alors que son aspect formel est aujourd’hui acquis, au moins sous nos contrées. Essentiellement parce que nous avons fait baisser les déterminations religieuses, ce qui pose la question des zones de relégation sociale et, bien sur, d’autres pays, où elles restent fortes.

Le féminisme, une affaire d’hommes ? Mais se demande-ton s’il faut-être noir pour être antiraciste, s’il convient d’avoir un certificat de judaïté pour lutter contre l’antisémitisme ? Quand bien même, ce qui reste à prouver, il y aurait davantage de femmes que d’hommes féministes, c’est essentiellement des hommes que vient encore la domination. Si nous voulons que la situation s’améliore, c’est en prenant garde qu’en tout lieu la discrimination soit rejetée, fût-elle une discrimination prétendue positive, en évitant tout communautarisme qui implique des rapports de force internes, lesquels ne sont pas forcément plus justifiables que la fameuse domination masculine. Cela dit, il existe aussi des dominations masculines qui s’exercent sur des hommes.

Enfin, au-delà des questions de genre et de sexe, c’est la maîtrise du langage, fruit de l’éducation familiale et scolaire qui tranche. Et de ce côté là, les filles dominent la plupart des secteurs scolaires, au point qu’on a parfois voulu sauver des petits garçons déjà machos en les isolant. Le féminisme est donc, comme toutes les émancipations, l’affaire de toutes les humaines et tous les humains de bonne volonté.

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