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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Les débats au temps du Covid-19 : en ces temps de fermeture, interrogeons la frontière, avant de la contraindre

Il paraît que plus rien ne sera comme avant. D’ores et déjà la crise sanitaire sans précédent que nous vivons bouleverse nos repères, nos vies et nos façons de penser. Le blog de Critica Masonica entreprend une série d’articles relevant quelques questions soulevées par le Covid-19, les questions qui ressortent, celles qui sont formulées différemment et celles qui apparaissent.

Alain Bellet

En cette époque incertaine de nouvelle pandémie et d’avalanches de mesures limitées, tronquées ou tâtonnantes, certaines personnalités politiques comme Marine Le Pen se sont une nouvelle fois vautrées à califourchon sur une équation simple : pour compter moins d’infectés, il faudrait davantage de frontières clauses. Nationales et/ou européennes de l’espace Schengen.

L’évocation du mot « frontière » revient toujours pour barrer la route ou endiguer un nouveau trouble, là des migrants, ici une pandémie, ou encore une catastrophe naturelle…

Dans L’éloge des frontières (1), l’essayiste Régis Debray affirmait que « Le mur interdit le passage ; la frontière le régule. Dire d'une frontière qu'elle est une passoire, c'est lui rendre son dû : elle est là pour filtrer. Toute frontière, comme le médicament, est remède et poison. Et donc affaire de dosage. » Bien longtemps avant lui le philosophe Friedrich Hegel estimait qu’ « établir une frontière, c'est toujours la franchir » (2).

Pour l’étymologie, deux notions doivent nous questionner pour approcher le mot. La première, l’horogénèse, c’est-à-dire le processus même de constitution des frontières, l’« horos » signifiant l’horizon projeté en grec. La seconde, l'hétérotopie, avec deux racines grecques, « topos », « lieu », et « hétéro », « autre», « lieu autre ». En réalité ce concept d’hétérotopie fut forgé par Michel Foucault lors d’une conférence donnée en 1967 et intitulée « Des espaces autres » (3). Le philosophe définissait les hétérotopies comme une localisation physique de l'utopie. Pour lui, des espaces concrets, précis, visibles, hébergent l’invention, l’imaginaire, l’utopie représentée, comme une cabane d'enfant ou un théâtre.

Au plan politique, qu’est-ce donc qu’une frontière ?

Pour le géographe Fabien Guillot, le mot frontière a depuis longtemps intéressé le militaire, l’homme d’État, le géographe, le citoyen... Plus exactement, le concept a connu une évolution au fil du temps, selon les contextes politiques, économiques, sociaux, idéologiques...pour lui « Les frontières s'imposent aux regards et aux corps des hommes et des femmes qui tentent de les traverser, en quête d'un ailleurs meilleur… » (4).

La frontière constitue toujours un instrument de contrôle et de domination d’un territoire. C'est aussi une production sociale, historique, évolutive selon les rapports de force. En être ou en être exclu. La frontière constitue un concept central dans les discours idéologiques des vingt dernières années, soit avec leur effacement et leur ouverture, soit au contraire avec leur renforcement dans le cadre de l’idéologie fermée du « territoire » et de « l’identitaire ».

Pour Fabien Guillot, « le fait de tracer des frontières concourt à dessiner les contours d’un ordre, à le matérialiser, basé sur des compromis sociaux et des rapports de force. » Et lorsque l’on évoque des frontières « naturelles » on tente de cacher cette volonté d’ordre. Cela ouvre tout un questionnement. Qui trace les frontières ? Qui les modifie, qui cherche à les maintenir et pour quelles raisons ?

Au plan philosophique et littéraire, Franz Kafka estimait avec force dans son Journal que « toute littérature est assaut contre la frontière ! » Pour moi, la frontière garde le possible, devrait le protéger de l’invasif, hélas, elle bloque aussi l’étrange, le neuf, l’inconnu. Comment conserver et s’enrichir ? Comment se rassurer dans l’ouverture ?

Je surveille mes frontières avec attention le plus souvent. Celle du langage en premier lieu, chasse aux lieux communs, au tic de langue, à la facilité, à la vulgarité, à la redondance... La langue constitue la plus belle des frontières naturelles. Elle est le passage indiqué pour la réception des idées, des connaissances, elle est confrontations et échanges. Et avec le temps se dressent d’autres frontières.  Celle du temps qui passe et qui distille l’essentiel, loin des pertes et des lassitudes. 

Le temps se compte à l’aune de la barrière de l’avant et de l’après. Entre les années de plus et les années de moins, la frontière s’avère mortifère.

Frontière encore que celle de l’intimité, du jardin secret, du potager, de sa tête, du filet protecteur que l’on tend parfois sans qu’il ne paraisse, dans la plus grande invisibilité. Je me livre, mais ne délivre pas de codes d’entrée, je joue l’ouverture mais pensez, le blockhaus est solide. Aux barrières du quant à soi, la garde est redoublée, relevée, changée.

Sa propre frontière se résume finalement à son propre territoire, réel ou symbolique, affiché ou secret. On passe, on ne passe pas, c’est selon le douanier qui squatte notre conscience, notre volonté, notre terre de survie. Repos, la douane, repos, laisse entrer. L’autre est toujours là, immobile devant la barrière, avec les fleurs ou le char d’assaut, la bonne bouteille ou un trop plein d’acidité… Être ou ne pas être verrouillé ? Passer ou se trouver bloqué ? Sous nos propres barbelés des échappées vagabondent… 

Des images, des mots, des regards, des sentis, s’échappent.

Alors ma liberté repousse ma frontière d’un revers de main, avec ses portes, ses verrous, ses cadenas et ses codes secrets. J’avance et fais grandir mon territoire, j’avance et j’arrive chez moi, ce no man’s land que personne n’a colonisé, cette friche où de la vie reste à inventer, c’est-à-dire à écrire pour les frontaliers de mes amis sillonnant volontiers des chemins buissonniers.

____________________

1. Gallimard, 2010,

2. La raison dans l’histoire : introduction à la philosophie de l’histoire, Union générale d’éditions, 1965.

3. Conférence publiée dans la revue Empan, no54, 2004/2.

4. « Frontière : une introduction à la notion », geographie-sociale.org/frontiere-recherche.htm.

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