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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

Les débats au temps du Covid-19 : ennemi invisible, ou abus de langage ?

Il paraît que plus rien ne sera comme avant. D’ores et déjà la crise sanitaire sans précédent que nous vivons bouleverse nos repères, nos vies et nos façons de penser. Le blog de Critica Masonica entreprend une série d’articles relevant quelques questions soulevées par le Covid-19, les questions qui ressortent, celles qui sont formulées différemment et celles qui apparaissent.

Catherine Becker

 

Le 16 mars, le président de la République annonce au cours de son allocution télévisée, les conditions du confinement pour les deux semaines à venir. Pour faire face à l'urgence sanitaire, Emmanuel Macron utilise alors dans son discours une rhétorique martiale :  «  Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l'ennemi est là, invisible, insaisissable et qui progresse ». Depuis, bon nombre d'observateurs et de politiques ont filé la métaphore militaire. «  Les brigades militaires sont sur le pied de guerre », on parle d'« économie de guerre », de « bataille », de « front », de « couvre-feu », de « tranchées ». La pénurie de masques a réveillé aussi des mœurs de guerre, « L'État réquisitionne des masques ». Plus récemment, Philippe Martinez a parlé de « marché noir » à propos de circuits obscurs de ventes de masques. Les bénévoles mobilisés pour aider au dépistage et accompagner les personnes atteintes du coronavirus à la sortie du confinement s'appellent « Les brigades sanitaires ».

 

Le choix de présenter la lutte contre la pandémie comme une guerre, n'est pas innocent, interroge même et cela d'autant plus que de l'autre côté du Rhin, lors d'une de ses très rares allocutions télévisées, le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, prend le contre-pied du président français, en utilisant un tout autre champ lexical : « Non, cette pandémie n'est pas une guerre. Les nations ne s'opposent pas à d'autres nations, les soldats à d'autres soldats. C'est un test de notre humanité ». Cette crise « fait ressortir le meilleur et le pire des gens. » « Montrons aux autres ce qu'il y a de meilleur en nous » demande-t-il à ses concitoyens. Puis il poursuit son allocution en rendant hommage aux « piliers invisibles » de la société allemande et ajoute ensuite : « Le danger n'a pas encore été écarté. Mais nous pouvons déjà dire aujourd'hui que chacun d'entre vous a radicalement changé de vie, chacun d'entre vous a sauvé des vies et en sauve de plus en plus chaque jour ».

 

D'un côté, nous avons un discours qui face au danger implacable du virus, à cette terrible menace, prône la lutte contre un ennemi  qui sème la terreur. Ce langage anxiogène met le citoyen tétanisé par son impuissance, dans une posture défensive, voire passive. Nous sommes renvoyés à un statut de simple exécutant. De l'autre, nous avons un langage de reconnaissance de la force et de la responsabilité des citoyens qui face à la crise, se dévoilent être des acteurs sur qui ont peut compter, ces « piliers invisibles » qui, par leur façon d'être, sauvent des vies. D'un côté des paroles qui soulignent notre vulnérabilité et de l'autre des mots qui mettent en avant les ressources des citoyens pour agir. En guerre,  pour lutter, il nous faut des armes fournies par d'autres, alors que dans cette crise sanitaire, les moyens dont nous avons besoin, ce sont nos ressources personnelles, c'est nous, notre comportement. De plus cette lutte contre le coronavirus n'est pas une question d'armes puisque seul un vaccin pourra en venir à bout et nous n'en disposons pas encore. Nous avons certes besoin des progrès de la technique pour soigner et du savoir faire exceptionnel des médecins, ils peuvent  soigner et guérir et non lutter contre le virus et sa circulation. Cela est de notre responsabilité à tous , repose sur notre civisme et notre solidarité. Ce n'est donc pas une guerre mais bien une question d'humanité.

 

En écoutant les injonctions guerrières du discours d’Emmanuel Macron - le ton a totalement changé depuis, j'y reviendrai -, je me sens comme prise dans un piège. L'ennemi est là, invisible, dangereux et je dois néanmoins lutter contre lui. Mais comment fait-on pour être en guerre contre un ennemi qui vous attaque sans qu'on le sache ? Sans même que l'on s'en rende compte ? Il ne s'agit pas ici d'un ennemi au sens métaphorique tel que l'ennemi de Mauriac quand il parle de sa « vieille ennemie la solitude » (1) ou de celui de Don Diègue qui s'écrit « Ô rage ! ô désespoir ! ô Vieillesse ennemi » (2) ! Il s'agit d'un virus  tout à la fois vivant, potentiellement meurtrier, identifiés par les seuls scientifiques et en même temps insaisissable pour le commun des mortels.

 

A-t-on le droit de parler de guerre et d'ennemi - qui plus est invisible - quand la seule arme de combat est un vaccin encore hypothétique ? Alors pourquoi cette rhétorique de guerre, ce registre de la peur ? Quelles valeurs véhicule-t-il ? Quels effets sur le comportement des citoyens ?

 

Confronté à ce virus, une « véritable déflagration mondiale » (3), le gouvernement, se trouve très fragilisé par une situation de pénurie de masques, de tests, un nombre insuffisant de lits de réanimation, une fonction hospitalière exsangue. Il aurait pu, avec humilité, partager les incertitudes avec les citoyens et comme le dit Édouard Glissant accepter de « fréquenter la pensée de l'imprévisible » (4). Reconnaitre une impréparation devant une situation imprévisible n'est pas un aveu de faiblesse, c'est un langage de vérité, c'est un acte d'humanité. Face à cette impuissance, était-il nécessaire de recourir au registre de la guerre, de contribuer au climat anxiogène en parlant du virus comme d'un ennemi invisible ?

 

Devant la peur, il est humain de chercher un protecteur et le président prend la stature d'un sauveur. C'est le retour à l'État-Providence, à la Souveraineté. Le pouvoir politique se dote d'un arsenal de forces en décrétant l’« état d'urgence sanitaire » et en faisant appel à l'armée avec l'« Opération résilience ». Les valeurs et le bien-fondé du confinement ont été ainsi masqués par cet impératif de guerre. Au lieu de nous reconnaître comme citoyens responsables capable d'agir de façon respectueuse de soi et des autres, nous voilà enjoints d'obéir comme des enfants sages. De plus, l'annonce du confinement est intervenu le lendemain du premier tour des élections municipales, un dimanche de grand beau temps où l’on nous demandait de sortir pour aller voter et, dans le même temps, on nous reprochait de sortir flâner dans les jardins. En Allemagne, pays fédéral où, certes, le contexte est bien différent, les citoyens ont aussi été confinés, mais dans un climat de confiance et de reconnaissance conformément à l'esprit du discours du président cité plus haut. Les sorties étaient encadrées par des règles strictes,  ais les parcs sont restés ouverts, il n'y a eu ni attestation, ni justification, ni contrôle.

 

Parler de virus comme d'un ennemi n'est pas neutre, ce dernier renvoie à un lien d'hostilité, introduit de la méfiance et peut avoir un effet délétère. Car l'« ennemi » se déplace aisément du virus à la personne susceptible de le porter. Et voilà des infirmières qui, perçues comme un danger, se sont vu rejetées par les habitants de leur immeuble.

 

Depuis que les masques arrivent, que les tests se multiplient, que l'État peut garantir les moyens de se protéger au moins partiellement, le ton de la communication a évolué. Emmanuel Macron a rompu avec les déclarations martiales. Dans ces propos relayés par les médias, il en appelle effectivement à la responsabilité de tous, se montre plus humble, plus proche, plus pédagogue. Sans un discours de vérité, on se sent infantilisé et il devient difficile d'agir en adulte autonome.

 

La nouvelle tonalité de la parole politique suffira-t-elle à retrouver la confiance et la force de nos valeurs ? Permettra-t-elle de faire entendre en ces jours de déconfinement, que s'il y a un ennemi, c'est en nous qu'il peut de se loger, dans notre irresponsabilité dès lors que nous ne respectons pas les gestes barrières et toutes les précautions nécessaires ? Le déconfinement est un vrai défi et nous aurons encore plus besoin de confiance, de solidarité et de force pour nous aider à maintenir la vigilance nécessaire pour se préserver et préserver les autres. À chacun de nous de faire le chemin pour lui-même et pour tous : « Agis dans ton lieu et pense avec le monde » (5).

____________________

1. François Mauriac, La Pharisienne, Grasset, 1941.

2. Pierre Corneille, Le Cid, 1637.

3. Lire Edgar Morin, entretien dans Le Monde, 19 avril 2020.

4. Édouard Glissant, Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Gallimard, 2009.

5. Édouard Glissant, entretien dans L'Humanité, 6 Février 2007.
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