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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

« Frantz Fanon. Une vie en révolutions », par Adam Shatz

Yolande Bacot

Adam Shatz, l’auteur, de cette remarquable biographie que viennent de publier les éditions de la Découverte, dit avoir découvert Frantz Fanon, alors qu’il était adolescent, dans la petite bibliothèque révolutionnaire que son père conservait dans la cave de la maison, frappé par le regard intense de l’auteur de Peau noire, masques blancs figurant sur la photo de la dernière de couverture de l’ouvrage. Et c’est cette intensité, voire cette incandescence, qui traverse ce qui est davantage qu’une biographie, puisque Adam Shatz restitue au travers de Fanon l’histoire de la guerre d’Algérie, celle du processus chaotique de décolonisation du continent africain et celle, enfin, de la période postcoloniale. Il n’évoque pas seulement les événements auxquels a participé cet Antillais devenu Algérien puis Africain mais développe avec une extrême rigueur les courants d’idées, les idéologies, les stratégies militantes qui, au fil de rencontres, d’expériences de terrain, ont forgé la personnalité de Fanon, sans négliger le fait qu’il était médecin psychiatre, et qu’à ce titre, il fut aussi « révolutionnaire » dans sa pratique.

Tout l’intérêt de cette « saga » est que le lecteur vit dans l’intimité de Frantz Fanon et, en même temps, dans les bouleversements, les tensions, les contradictions et surtout la violence d’une époque où les dominés décident de ne plus l’être. Les sources d’Adam Shatz -écrits de Fanon, biographies et mémoires de proches, entretiens avec des très proches- permettent cette proximité de tous les instants au fil des quelque 450 pages de l’ouvrage. Celui-ci se divise en cinq parties -l’Antillais, l’Algérien, l’Exilé, l’Africain, le Prophète- et un épilogue, qui correspondent aux étapes de la vie de Fanon mais surtout à la manière dont il s’est construit intellectuellement. Et c’est tout le mérite de ce livre que de nous faire partager ses convictions, ses combats, ses revirements, ses doutes et parfois même sa culpabilité, en particulier celle de n’avoir pas soutenu Lumumba, premier ministre de la République démocratique du Congo, mort assassiné au Katanga en 1961.

Adam Shatz restitue fidèlement le contexte martiniquais dans lequel grandit Fanon. Sa famille appartenant à la classe moyenne qui ne fréquente pas les Békés mais vit suivant ses codes. Frantz Fanon, dont l’arrière-grand-père était fils d’esclave, comprend très tôt l’aliénation dans laquelle baignent ses concitoyens martiniquais. « Être noir et colonisé, écrit-il, c’est hériter d’un monde que nos ancêtres n’ont pas fait et être condamné au mimétisme. » Cette conscience ne l’empêche pas de rejoindre la Résistance au nom de la France de la Révolution et de la Déclaration des Droits de l’Homme pendant le Tan Rober, soit la période pendant laquelle l’amiral Georges Robert, Haut-commissaire de la France aux Antilles, sera le zélé collaborateur du Gouvernement de Vichy. Lorsque celui-ci est défait, Fanon s’engage à nouveau dans l’armée coloniale. Son engagement militaire lui vaudra une médaille mais son expérience de la hiérarchie raciale au sein de l’armée lui fera perdre toutes ses illusions sur le supposé universalisme républicain. Il reviendra en Martinique avec le sentiment d’avoir été trahi. Sa prise de conscience d’être noir le rendra extrêmement sensible à la pensée de la Négritude d’Aimé Césaire auquel il vouera une immense admiration, même si son implication à venir dans la guerre d’Algérie l’éloignera idéologiquement de l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal… À cet égard, Adam Shatz prend bien soin de rendre à Suzanne Césaire, l’épouse d’Aimé, ce qui lui revient, à savoir ses écrits dans la revue Tropiques, notamment un essai intitulé « Malaise d’une civilisation » dans lequel elle s’inspire de la psychanalyse pour affirmer qu’après l’émancipation des gens de couleur, « la conscience collective » des Antillais a été contaminée par une croyance erronée dans la supériorité culturelle des colonisateurs. Adam Shatz relève, « qu’anticipant les thèses de Fanon de plus d’une décennie, elle voue un mépris spécifique à « la fleur de la bassesse humaine, la bourgeoisie de couleur » et dénonce les contradictions du Noir qui se renie : « il ne peut plus accepter sa négritude, il ne peut que se blanchir » ». Fanon ne la citera jamais, mais il aura été influencé autant par Aimé que par Suzanne.

À Lyon, que Fanon préfère à Paris pour poursuivre ses études et embrasser la profession de psychiatre, Adam Shatz évoque la « scène primordiale » qu’il vécut : le regard terrorisé d’un petit garçon blanc croisé dans le bus, regard qui lui fera prendre conscience que son corps est un objet phobique pour l’autre, un corps « qui me revenait étalé, disjoint, étamé ; tout endeuillé dans ce jour blanc d’hiver » écrira-t-il dans Peau noire, masques blancs. Il s’affirmera dès lors en tant que Noir et s’engagera dans le militantisme anticolonial dans l’orbite du Parti communiste dont il s’éloignera plus tard, lorsque celui-ci ne soutiendra pas la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. C’est à Lyon qu’il rencontrera Josie, la compagne de sa vie, aux origines corses et tziganes et qu’il côtoiera le psychiatre Paul Balvet, fondateur de l’asile de Saint Alban, centre de psychiatrie alternative. Cette rencontre, aussi bien que le fait qu’il soit amené à soigner des ouvriers nord-africains, logés dans des conditions épouvantables, surveillés par la police et en butte au racisme, lui permettront de formaliser le concept d’Erlebnis, soit d’expérience vécue sans laquelle le diagnostic complet d’un patient est impossible. Ses observations chez les travailleurs nord-africains et les praticiens qui les soignent lui révéleront la manière dont le regard colonial empêche un diagnostic adéquat et, note son biographe : il commença « à comprendre que le colonialisme était un système de relations pathologiques camouflées en normalité ». Il découvre aussi l’existentialisme sartrien avec la parution de « l’Orphée noir », hommage à la force révolutionnaire du mouvement de la Négritude, essai publié en 1948 en préface de L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, édité par Senghor. Fanon reprochera cependant à Sartre de n’avoir salué la vitalité de la négritude que pour en faire un moment d’une histoire plus vaste au nom de l’émancipation universelle. C’est alors qu’il commence la rédaction de Peau noire, masques blancs dont le manuscrit se retrouvera dans les mains de Francis Jeanson, jeune éditeur des Éditions du Seuil, qui le publia en avril 1952, Jeanson, qui, déjà, avait compris que c’était un authentique mouvement d’indépendance nationale qu’on voyait émerger en Algérie… L’ouvrage, qui fut ignoré des trois grands quotidiens français de l’époque -Le Monde, le Figaro et l’Humanité- fit l’objet de critiques hostiles dans la presse populaire et n’eut pas l’heur de plaire non plus aux cercles d’activistes noirs en France.

Fanon entrera comme praticien au sein de l’équipe de Saint Alban, établissement qu’il quittera en 1953 et sera engagé ensuite comme directeur de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie qu’il rejoint avec les motivations de tant d’autres Français : trouver un bon travail et fonder une famille. Adam Shatz note, non sans humour, « que le futur grand combattant anticolonial a donc débarqué en Algérie en tant que bénéficiaire improbable des privilèges du colonisateur et représentant de l’autorité coloniale. » Mais, ajoute-t-il plus loin : « la vie de Fanon dans un pays colonial occupé par les Français allait le transformer » et faire de l’Antillais, un Algérien, participant actif de la guerre d’indépendance. Le premier dirigeant musulman à évoquer explicitement cet objectif fut Messali Hadj, fils d’un cordonnier de Tlemcen, figure messianique dont le culte de la personnalité détourna bientôt de lui certains de ses jeunes affidés, désireux de passer à l’action face à l’incurie de la République et à la résistance des colons à intégrer comme citoyens les musulmans. L’épisode dramatique de Sétif et sa répression qui fit près de 15 000 morts musulmans contribuèrent à radicaliser de jeunes militants de la mouvance de Messali Hadj qui formèrent le premier groupe armé indépendantiste, précurseur du FLN que Fanon rejoindra plus tard.

Adam Shatz souligne comment, dans sa pratique de médecin, s’opère la prise de conscience de Fanon dont les patients sont pour beaucoup des paysans ; « il soupçonnera vite que leur maladie mentale est directement liée à leurs expériences de déshumanisation sous le colonialisme ». Il s’intéresse alors à la société rurale algérienne, à sa culture maraboutique, au rôle des femmes… et voit dans cette affirmation identitaire vivante « le refus de s’adapter à la civilisation du conquérant : le refus du masque. »

Lorsque la guerre d’indépendance algérienne éclate le 1er novembre 1954, avec 70 attaques enregistrées sur tout le territoire algérien, Fanon, en tant qu’enfant du colonialisme, n’a pas d’autre choix que de se ranger du côté des insurgés et du FLN qu’il aidera, non en tant que combattant mais comme médecin. Il ouvre une clinique de jour clandestine au sein de l’Hôpital de Blida-Joinville où les patients venant du maquis sont en sécurité et où, trois mois après le début de la guerre, les dirigeants de la Wilaya IV tiennent leur réunion, la « maison des fous » de Blida se transformant en laboratoire d’effervescence et d’innovation révolutionnaires.

Avec la répression féroce du soulèvement organisé par le FLN dans la ville portuaire de Philippeville en août 1955 qui avait donné lieu à un massacre de civils non armés, la situation entre colons et colonisés atteint un point de non-retour et la violence devient chaque jour un peu plus le langage dans lequel Européens et algériens s’adressent les uns aux autres. Le biographe fait état des positions de Fanon à cet égard, celui-ci estimant que la brutalité de la colonisation rendait inévitable l’occurrence d’épisodes de violences explosives de la part des opprimés dans la phase initiale d’une guerre de libération mais relevant aussi qu’il n’était pas insensible aux ambiguïtés morales de la lutte de libération, ni aux coûts psychologiques de la guerre d’autant que dans son centre de Blida, Fanon avait à soigner victimes et bourreaux des deux camps.

Adam Shatz évoque ensuite le contexte terrible dans lequel Fanon doit s’exiler en France après la fermeture du centre de Blida -les autorités ayant compris son rôle dans la résistance : l’arrivée du trio Massu, Salan, Bigeard, tous vétérans d’Indochine, l’institutionnalisation de la torture, une répression féroce, les disparitions -plus de 3000- dont faisait partie le jeune mathématicien communiste, Maurice Audin… et ses conséquences, à savoir l’exil à Tunis, sous la protection du Président Habib Bourguiba, des principaux dirigeants du FLN.

L’auteur note alors que Fanon était arrivé en Algérie en tant que Français et qu’il en était reparti en tant qu’Algérien, citoyen d’un État qui n’existait pas encore, la lutte pour l’indépendance lui ayant conféré non seulement une mission, mais aussi une nouvelle identité.

Nous laisserons le soin aux lecteurs et lectrices de découvrir la suite de cet ouvrage qui voit Fanon devenir, en Tunisie, « le défenseur le plus radical de la lutte armée du FLN » en même temps qu’il poursuit sa pratique et ses recherches en psychiatrie, notamment au contact de l’armée des frontières qu’une alliance avec l’état -major de l’ALN lui permet de visiter, puis, porte-parole du FLN en Afrique Noire aux côtés des mouvements de libération des Noirs du continent qui lui permettra d’élargir son engagement anticolonial et sa théorisation d’un nouvel humanisme susceptible de naître des luttes nationales contre l’impérialisme occidental.

C’est à l’épreuve de toutes ses expériences que Fanon écrira « Les damnés de la terre » publié aux Éditions Maspero et préfacé par Jean-Paul Sartre, quelques jours avant sa mort, aux États-Unis, le 6 décembre 1961. Un ouvrage qui ne se limite pas à l’étude du colonialisme et aux effets de sa violence sur le colonisé ni aux luttes pour l’émancipation qui en découlent mais porte un regard prospectif sur les contradictions inhérentes à l’exercice du pouvoir dans l’ère postcoloniale en Afrique -corruption, pouvoir autocratique, nationalismes xénophobes, persistance du sous-développement- faisant de son auteur un prophète.

Lire cette biographie d’une exceptionnelle richesse documentaire donnera à ceux qui ne les ont pas encore lus le désir de découvrir les écrits de cet homme exceptionnel à tous égards. Sa pensée connut une importance mondiale dans les années 1980-1990 et notamment sur les chercheurs anglo-américains dans le domaine des études culturelles tels Stuart Hall, Sylvia Winter, Paul Gilroy, et le palestinien Edward Saïd.

Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books et un collaborateur régulier de la New York Review of Books, du New Yorker et du New York Times Magazine. Il est également professeur invité au Bard College et à l’Université de New York. Traduction de l’anglais par Marc Saint-Upéry.

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