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Blog d'étude critique et académique du fait maçonnique, complémentaire de la revue du même nom. Envisage la Franc-Maçonnerie comme un univers culturel dont l’étude nécessite d’employer les outils des sciences humaines, de procéder à une nette séparation du réel et du légendaire et de procéder à la prise en compte de ce légendaire comme un fait social et historique.

New Age, conversions et autres bricolages/ New Age et religions constituées (2/2)

New Age, conversions et autres bricolages/ New Age et religions constituées (2/2)

Jean-Loïc Le Quellec

Le phénomène de « supermarché spirituel » vaut également en ce qui concerne les religions constituées : il existe ainsi un « catholicisme à la carte », comme l’avait bien remarqué Françoise Champion dès le début des années 1990 : « La logique du bricolage, majoritaire aujourd’hui dans le champ religieux des pays occidentaux, est à l’œuvre aussi bien au sein du christianisme que dans des mouvements où la référence à une tradition s’estompe derrière la quête du bonheur individuel par le spirituel » (1). Cela n’est guère surprenant, puisqu’un tel « bricolage » est caractéristique de la pensée mythique, et Lévi-Strauss est souvent cité à ce propos, qui écrivait que « Le propre de la pensée mythique est de s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même limité ; pourtant, il faut qu’elle s’en serve, quelle que soit la tâche qu’elle s’assigne, car elle n’a rien d’autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu’on observe entre les deux » (2). Longtemps avant lui, Franz Boas avait très bien vu « que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments » (3).

Dès lors, il convient de s’intéresser aux conditions susceptibles de favoriser l’émergence de ces nouveaux univers. Si ceux qui les construisent et s’y adonnent pratiquent une sorte de consumérisme spirituel, nul ne sera surpris de constater qu’ils sont de parfaits produits de la modernité comme de la société de consommation. Sur le versant négatif de cette démarche, les jeunes candidats au djihadisme qui réduisent l’islam à quelques slogans et à la promesse des houris célestes se fabriquent un « islam à la carte » par le moyen d’un tel bricolage consumériste. Sur le versant positif, Fabien Truong a récemment donné d’excellents exemples de tels bricolages : pour tel étudiant banlieusard, les cinq prières quotidiennes offrent un excellent moyen de rationaliser son emploi du temps par un séquençage régulier, condition de la réussite universitaire, alors que telle fille passe du ḥallāl au végétarisme tout en faisant varier sa consommation d’alcool et les signes de son adhésion à l’islam en fonction des différents milieux qu’elle fréquente (4). On comprend dès lors que le fondamentalisme représente une sorte de réaction d’autodéfense des religions constituées face à ces démarches faisant primer les préférences individuelles sur les dogmes et les rituels (5).

La notion de « milieu cultuel » (cultic milieu) introduite par Colin Campbell (6) est ici particulièrement éclairante. Au sens premier, cet auteur l’avait définie comme « le point où la science déviante rencontre la religion déviante » (7), ce qui peut concerner aussi bien l’occultisme et la parapsychologie que de « mystérieuses » civilisations disparues (8) ou les médecines dites « parallèles » ou « alternatives ». Ce sens inclut également la démarche des personnes qui épluchent d’anciens textes sacrés avec l’idée que s’y trouveraient déjà les connaissances scientifiques les plus modernes, comme l’a fait, sans aucune méthode, le docteur Maurice Bucaille dans un livre qui est devenu une sorte de « bible » du concordisme musulman, vendue à des millions d’exemplaires (9).

Par la suite, cette notion en est venue à désigner l’espace social dans lequel circulent des spéculations minoritaires en opposition aux idées dominantes, dans un « rejet partagé des paradigmes, des orthodoxies et de leurs sociétés » (10). Ces élaborations peuvent interagir avec des convictions politiques de diverses tendances, notamment par le biais des théories complotistes : si ces thèses restent minoritaires, peu connues, mal diffusées, disent leurs défenseurs, c’est parce que « le système », « les médias officiels » ou les universitaires « orthodoxes » s’entendraient au sein d’un vaste complot destiné à dissimuler la vérité que seuls connaissent les complotistes, pas dupes. Ces façons de voir sont diffusées par d’innombrables livres, films, feuilletons ou bandes dessinées qui touchent peu ou prou la majeure partie de la population et forment le terreau sur lequel naîtront de nouvelles formes de « biens de salut » auxquels se rallieront de futurs adeptes, eux-mêmes issus d’un « réservoir potentiel » incluant les personnes indécises ou se déclarant sans appartenance religieuse (11).

À mesure que passent les années, ce type de processus a présidé à la naissance de divers mouvement qui, a priori, ne semblent pourtant présenter rien de commun les uns avec les autres, comme la scientologie, Hare Krishna, le satanisme ou le néopaganisme (12). Mais la liste pourrait s’allonger, n’en déplaise aux uns et aux autres, jusqu’à inclure des organisations fondamentalistes, racistes, d’extrême droite (13), ou islamistes. Ce qui importe sous ce rapport, ce n’est pas le fond ou la nature des thèses défendues, mais leur processus de formation et de diffusion. Aussi, des termes comme « bricolage » ou « supermarché des croyances », qui pourraient être entendus comme péjoratifs ou du moins quelque peu condescendants, ne le sont nullement. Ils peuvent s’appliquer à nombre de conversions contemporaines (à l’islam, au bouddhisme…) dans la mesure où elles résultent d’une démarche comparable.

En fin de compte, toute conversion ne serait-elle jamais qu’un bricolage ?

Notes

1. Françoise Champion, « Religieux flottant, éclectisme et syncrétisme dans les sociétés contemporaines », dans Jean Delhumeau (éd.), Le Fait religieux aujourd’hui, Fayard, 1993.

2. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962.

3. « It would seem that mythological worlds have been built up, only to be shattered again, and that new worlds were built from the fragments » (introduction à James Alexander Teit, Traditions of the Thompson River Indians of British Columbia, The Riverside Press, 1898.

4. Fabien Truong, Jeunesses françaises. Bac+5 made in banlieue, La Découverte, 2015.

5. Hildegard Van Hove, « L’émergence d’un marché spirituel », Social Compass, N°46, juin 1999.

6. Colin Campbell, « The Cult, the Cultic Milieu and Secularization », A Sociological Yearbook of Religion in Britain, SCM Press, 1972 et dans The Cultic Milieu: Oppositional Subcultures in an Age of Globalization, Jeffrey Kaplan et Helène Lööw (éd.), AltaMira Press, 2002.

7. Colin Campbell, « Cult », dans William H. Swatos, Jr. (éd.), Encyclopedia of Religion and Society, AltaMira Press, 1998.

8. Jean-Loïc Le Quellec, Des Martiens au Sahara. Chroniques d'archéologie romantique, Actes Sud, 2009.

9. Maurice Bucaille, La Bible, le Coran et la science : Les écritures saintes examinées à la lumière des connaissances modernes, Pocket, 2003.

10. Colin Campbell, op.cit.

11. Jean-François Mayer, « Biens de salut et marché religieux dans le cultic milieu », Social Compass, N°53, mars 2006.

12. Stéphane François, Le Néo-paganisme : une vision du monde en plein essor, Éditions de La Hutte, 2012.

13. Stéphane François, Les Néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche, Arche Milan, 2008 et « L'extrême droite folkiste et l'antisémitisme », Le Banquet, N°24, 2007.

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A
Le spiritualisme, c'est à mon humble avis un continent mouvant situé entre la religion et l'athéisme.<br /> L'occultisme et l'ésotérisme en sont des composantes. Les auteurs, je les apprécie parce que leur travail en profondeur tranche avec justement la soupe ésotériste et permet de se retrouver dans ce monde flou. Cela dit, rapport au pseudo, tant que ça ne gêne pas l'exercice de la démocratie, ce n'est pas très grave.
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L
Mais qu'est-ce que le spiritualisme, l'occultisme ou l'occulte ? Une manifestation hystérique selon une forme de rationalisme ? Ces vocabulaires ont soulevé depuis bien longtemps beaucoup de controverses et des définitions . Mais à la lecture de votre petit commentaire Mr Arsène, vous semblez connaître la réponse, tout comme les deux auteurs que vous citez et admirez tant !<br /> Bien à vous
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A
A l'heure où le spiritualisme envahit une partie de la maçonnerie, mais aussi de la société sur les débris de la religion, il n'est pas inutile de lire des synthèses de qualité sur un univers qui apparaît brumeux à première vue. Et à ce titre Jean-Loïc Le Quellec et Stéphane François font sur ce blog et ailleurs oeuvre de salubrité intellectuelle.
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L
C'est bien beau tout cela, et j'ai beau lire et relire votre érudit article (utile en quoi?) on ne voit pas très bien ou vous voulez en venir ! Enfin concernant l'occultisme de bazar, suffisamment d'auteurs et dès le début du 20ème siècle ont dénoncé cette forme de charlatanisme, ou de dérive (vocabulaire aujourd'hui si utilisé par les universitaires). <br /> Bien cordialement
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